Sur le boulevard Lundy qui concentre à Reims de grands noms du champagne, la Maison Taittinger a rénové et cherche à recréer le « genius loci » d’un hôtel particulier historique qu’elle va ouvrir aux artistes et au public au sein du Fonds de dotation Philanthropic ArsNova.
Au 44 boulevard Lundy à Reims, l’art est chez lui. Deux œuvres le plaident dès l’accueil. Le bronze du sculpteur Émile Peynot, représentant un vigneron et une vigneronne à la vendange, est une miniature de celui qu’il produisit pour l’Exposition Universelle de Paris en 1900. Il dit les liens profonds et anciens qui rattachent le monde du champagne aux artistes. Une tombée de rameaux, chargée de feuilles de verre recueillies dans l’atelier de vitraux Simon-Marq, répète cette idée dans un langage plus actuel. Les bouleaux jalonnant l’élégant boulevard, les motifs en feuillage des mosaïques au sol du vestibule, la rampe d’escalier Majorelle ont inspiré à l’artiste Sarah Walbaum ce ruissellement végétal qui accroche la lumière. Objet d’hier, objet d’aujourd’hui : un dialogue entre passé et présent, entre mémoire du lieu et création contemporaine est en train de s’amorcer dans cet hôtel particulier qui s’est nourri de la personnalité et de la sensibilité de ses occupants successifs.
Au 44 boulevard Lundy, les murs ont en effet une histoire singulière qui commence en 1876. La demeure est érigée dans le pur style Napoléon III sur les deniers d’un commissionnaire en marchandises, Louis Huet. D’acquisitions en successions, elle passera entre de nombreuses mains, dont celles d’Ernest Irroy en 1882 qui y installera le siège de sa maison de champagne et, au début du XXe siècle, de Georges Charbonneaux, grand industriel et grand mécène rémois.
L’empreinte Charbonneaux
À son initiative, le bâtiment se modernise, s’agrandit, s’embellit selon les canons de l’Art nouveau, s’ouvre aux arts. Conduite par l’architecte Pol Gosset, sa reconstruction après la Première Guerre mondiale ne modifiera pas sa physionomie générale. Pour Pierre-Emmanuel Taittinger, « Georges Charbonneaux, que mon grand-père paternel, Pierre Taittinger, avait rencontré et mentionne dans ses mémoires, reste une figure marquante de Reims. Ce passionné d’art et de culture a fait preuve d’un goût très sûr, pour cette résidence à l’évidence, mais aussi pour décorer l’église Saint-Nicaise, dans la cité-jardin du Chemin vert, où il a fait venir les plus grands artistes : Maurice Denis, Lalique… »
L’hôtel particulier, vendu avec le site industriel situé en fond de jardin, est repris en 1955 par Taittinger qui cherche à développer son outil de production. Clin d’œil du destin : redevenu à ce moment-là le siège du Champagne Irroy, il fut la propriété de la famille Goerg, laquelle posséda aussi le Domaine de la Marquetterie, à Pierry… qui est aujourd’hui l’un des lieux d’hospitalité du champagne Taittinger. Autre coïncidence : « Edouard Goerg était un grand graveur, de même que mon grand-père maternel, Jean Deville. » Comme se plaît à le rappeler Pierre-Emmanuel Taittinger, avec les mots d’Einstein : « Le hasard est un geste discret de Dieu… »
Le réveil de La Belle Enchantée
« La Belle Enchantée » – le joli nom de conte donné à la résidence – fut une belle endormie qui se réveille sous l’impulsion de Vitalie Taittinger, PDG de la Maison de Champagne. Dans le patrimoine familial depuis près de 70 ans, ayant longtemps servi de lieu d’habitation et de travail, tenu en réserve ces quinze dernières années, le lieu devient le centre de gravité d’un projet qui fusionne les passions de la famille. Passion pour les arts et le patrimoine, passion pour les autres. « J’ai souhaité que cette maison ait une vocation culturelle qui corresponde à l’histoire de la famille »,confirme-t-elle. Une famille dans laquelle la culture et la défense de l’intérêt général ont toujours été très importantes et qui a donné des milliers d’heures à la vie politique comme à la vie associative. Que ce soit son grand-père Jean, ses oncles, ou sa mère Claire, présidente du festival des Flâneries musicales (Reims), son père Pierre-Emmanuel, président jusqu’à l’été dernier de la mission Coteaux, Maisons et Caves de Champagne au Patrimoine mondial, et elle-même impliquée au niveau des Fonds régionaux d’art contemporain (FRAC). « Je me demandais comment optimiser tout ce que notre entreprise a été capable de faire en termes de mécénat et comment rassembler autour de nous d’autres partenaires qui cultivent les mêmes envies de générosité. » Sa réponse : la création d’un fonds de dotation.
La fleur de la maison
Son nom (soufflé par l’historien médiéviste Patrick Demouy) : Philanthropic ArsNova, qui renvoie à la fois à la nouvelle forme d’écriture musicale polyphonique au XIVe siècle illustrée en particulier par Guillaume de Machaut, à un courant artistique développé au même siècle par les peintres flamands, à l’Art nouveau présent dans les décors du 44 boulevard Lundy et à l’art contemporain. Son objet : promouvoir le patrimoine et l’art, la création musicale et la gastronomie (notamment à travers le Prix culinaire international Taittinger) pour les rendre accessibles au plus grand nombre. L’hôtel particulier a donc été rénové dans la perspective d’y faire vivre le projet ArsNova. Ce dont se réjouit Pierre-Emmanuel Taittinger, président du fonds de dotation : « Vitalie a redécoré cet endroit en respectant ce qui avait été fait, en gardant les éléments de décor d’origine, avec beaucoup de goût et dans l’esprit Taittinger, sans déferlement d’argent. »
Rétablie dans sa beauté intemporelle, la fleur de la maison est sans conteste la salle de bal et de musique qu’avait fait ajouter Georges Charbonneaux. Doté d’une loge d’orchestre, ce magnifique espace parqueté, au haut plafond ornementé, se termine en bay-window où veille un piano à queue qui regarde vers le jardin. Les peintures de Gustave Jaulmes y ont retrouvé leur place. C’est là que, sous la forme d’expositions, de concerts, d’ateliers, se croiseront les artistes et le public. En octobre dernier, les petits-fils de Georges Charbonneaux, dont l’un est centenaire, ont été invités à redécouvrir les lieux : ils y ont retrouvé le doux parfum de leurs souvenirs d’enfance.