Les savoir-faire oubliés et les usines en fermeture sont une source majeure d’inspiration pour Jérémy Gobé. Dans ses sculptures, il a pour habitude d’emmener une matière traditionnelle – souvent le tissu – sur de nouveaux terrains comme lorsque le tricot, dans son installation monumentale « La liberté guidant la laine », se transforme en une espèce quasi organique, prête à envahir son espace environnant. Un élan de révolte de la matière ; une façon pour elle d’imposer son existence à l’heure où de nombreuses entreprises du secteur textile mettent la clé sous la porte. En 2018, dans le cadre de la réalisation d’une œuvre pour le Festival International des Textiles Extraordinaires à Clermont-Ferrand, Jérémy Gobé a découvert la dentelle au fuseau du Puy-en-Velay. En voyant que le motif traditionnel de cette dentelle (dit « point d’esprit ») avait une structure comparable à celle d’un squelette de corail, le plasticien a voulu mettre au jour ce lien évident dans un projet à la fois artistique, scientifique et industriel. C’est le projet Corail Artefact.
Vous avez pu faire le lien entre le point de dentelle et la structure d’une cellule de corail car vous aviez préalablement mené un travail sur les coraux en associant leurs squelettes à d’autres matériaux comme des chevilles de chantier ou des objets glanés, pour en faire des sculptures hybrides. Qu’est-ce qui vous a fasciné dans le corail ?
La première chose, c’est que j’aurais rêvé avoir créé ces sculptures. Ces formes me paraissaient tellement incroyables que j’admirais la nature comme l’artiste ultime. Puis en prenant un peu de recul, je me suis dit : « en fait, ce ne sont pas des œuvres mais de la vie », ces formes sont créées pour une fonction. J’ai trouvé ça fascinant, en tant qu’artiste, qu’une forme aussi belle soit plutôt guidée par la fonction que par l’esthétique. J’ai donc voulu me mettre en parallèle avec la nature. Mon premier réflexe a été de mimer son geste en « continuant » les coraux avec d’autres matériaux comme s’ils étaient encore vivants et qu’ils se déployaient.




Comment s’articule votre projet Corail Artefact ?
Le premier volet, c’est la création d’œuvres plastiques et d’événements artistiques pour sensibiliser le public aux enjeux liés aux coraux. Pour réaliser l’œuvre du Festival International des Textiles Extraordinaires, nous avions créé et tissé des motifs inspirés du corail sur 1,5 km² de dentelle, que j’avais ensuite sculptée pour recréer l’illusion d’un récif corallien. L’idée était que le visiteur se retrouve comme à l’intérieur d’un récif. La couleur blanche de la dentelle illustrait très bien le blanchissement que subissent les coraux lorsqu’ils meurent. Le deuxième volet du projet est la recherche scientifique. J’ai lancé avec Isabelle Domart-Coulon, biologiste au Museum d’Histoire Naturelle, des protocoles de recherche scientifique autour du potentiel de la dentelle pour régénérer les récifs coralliens décimés. Et la dernière partie du projet, c’est le développement de matériaux écologiques innovants et leur application à l’échelle industrielle.

Alors que la recherche actuelle en biologie marine essaie de trouver un support idéal pour le corail – assez rugueux pour qu’il puisse s’y fixer, assez transparent pour la photosynthèse mais aussi souple et biodégradable –, l’hypothèse que vous avez émise sur la dentelle se révèle intéressante. Pouvez-vous nous expliquer comment la dentelle sera utilisée une fois sur le terrain ?
La première application serait d’utiliser la dentelle dans des fermes de corail où l’on fait pousser des coraux pour les réimplanter ensuite dans les récifs. Au lieu d’utiliser un tuteur en béton ou en métal comme c’est le cas actuellement, les biologistes pourraient utiliser la dentelle. Ensuite, le but ultime serait de recouvrir directement avec la dentelle, les récifs décimés pour les régénérer à grande échelle. Nous espérons procéder aux premiers tests in situ durant l’année à venir, en Malaisie.





Pourquoi avoir ajouté aux parties artistique et scientifique du projet, un volet industriel avec le développement de matériaux écologiques et innovants ?
L’idée à travers toutes nos actions est d’apporter une réponse globale pour sauver les coraux. Si l’on ne résout pas les problèmes directement liés aux activités humaines les coraux qui vont se développer grâce à la dentelle vont quand même mourir. La première chose à réaliser est d’arrêter le plastique qui participe en grande partie à l’acidification des océans. C’est pour cela que je développe des contenants faits à partir de matériaux biosourcés et compostables pour remplacer le plastique. Nous développons également un béton écologique où le sable est remplacé par des matières naturelles. Le béton est l’un des plus gros producteur de CO2 au monde, il est responsable à lui seul de 5% des émissions de CO2 annuelles mondiales et le sable utilisé dans ce matériau est souvent pris dans le fond des mers et dans les littoraux, ce qui détruit à petit feu le corail. Nous allons aussi utiliser ce béton écologique pour récréer des structures là où les récifs coralliens ont été explosés à cause de la pêche à la dynamite.



Vous vous éloignez donc de votre travail d’artiste…
Oui et non car pour moi tout part de l’art. Ces matériaux innovants sont nés de mes œuvres plastiques. La plupart du temps, pour réaliser mes œuvres comme je les rêve, je dois créer les matériaux, un peu comme un peintre qui ferait lui-même ses pigments. Ensuite, j’essaie de me donner les moyens de réaliser l’idée jusqu’au bout en lançant un programme de recherche et développement pour une application industrielle. C’est une vision qui paraît peut être étonnante aujourd’hui mais qui est en fait totalement classique. Elle permet de remettre l’artiste dans sa vraie place, qui est au cœur de la société. Je veux que mes œuvres aient un réel impact dans la vie, qu’elles aillent au-delà de la galerie, du centre d’art. Ça passe par des choses qui sont peut-être éloignées de ce qu’on apprend aux Beaux-Arts comme créer une entreprise ou des colloques de recherche scientifique mais tout ça est toujours dirigé vers la réalisation d’un rêve. Corail Artefact me permet de montrer que les artistes n’ont pas que des idées mais qu’ils peuvent aussi les mettre en place. Dans l’avenir, j’aimerais créer le studio Corail Artefact, pour proposer aux artistes toutes les solutions possibles pour avoir des matériaux écologiques pour leurs projets.



Toujours dans cette perspective d’apporter une réponse globale aux problèmes liés aux coraux, vous souhaiteriez créer des formules adaptées aux ressources locales. En Malaisie par exemple, vous imaginez remplacer le coton de la dentelle par la fibre de bananier…
Pour moi toutes les solutions d’avenir sont locales. D’abord pour diminuer la pollution due aux transports et également pour créer des emplois locaux. Par exemple, nous voudrions éloigner les gens de la pêche pour pouvoir régénérer le récif où il n’y presque plus de coraux ni de poissons. Mais il faut proposer des alternatives à la pêche autrement ça créera une absence d’activité chez les locaux qui peinent déjà à se nourrir. Instaurer des cercles vertueux est essentiel, autrement on arrive à des projets qui divisent les sociétés plutôt que de les rassembler. Pour moi, l’écologie n’existe pas. Tout ça est simplement réuni autour du bon sens. Quand on me parle de mon projet, on me dit souvent que c’est « innovant » mais pour moi, ce devrait être la norme.
