De quoi la bulle de champagne est-elle le nom ? Nous pensions que l’effervescence du champagne était un gentil agrément visuel et sonore avant de porter la flûte aux lèvres, mais du point de vue de la physique c’est toute la complexité de la mécanique des fluides qui se révèle dans ces quelques centilitres de vin pétillant. Une odyssée de fines sphères chargées de dioxyde de carbone magnifiée par les images époustouflantes des cameras ultra rapides de Gérard Liger-Belair qui transfigure la science en un art graphique d’une rare grâce.
On croirait contempler des photos de galaxies spirales ou de nébuleuses lointaines capturées par le télescope spatial Hubble ! Mais cet univers qui emprunte à la théorie du chaos tellement les paramètres en jeu sont multiples et complexes, est contenu dans une simple flûte que nous entrechoquons habituellement pour égayer nos soirées. Ce verre où le ballet de perles cristallines s’élève en colonnes avant d’exhaler en surface leurs saveurs acidulées, c’est le terrain de connaissance de Gérard Liger-Belair. À 47 ans, ce physicien à la tête de l’équipe « Effervescence, Champagne et Applications » rattachée à l’Université de Reims est le seul chercheur au monde spécialisé dans la bulle de champagne. Et cela fait près de quinze ans qu’il publie dans les plus prestigieuses revues scientifiques le résultat de ses recherches sur les processus physicochimiques en jeu de la naissance des bulles jusqu’à leur éclatement en surface.
Une jeunesse versaillaise, l’océanographie comme projet professionnel jusqu’à un accident de plongée qui l’oblige à rester en surface et réorienter sa carrière de scientifique. Et comme Gérard Liger-Belair est passionné de photographie, il commence à explorer par l’image la dynamique des bulles dans leur champ d‘écoulement, en l’occurrence faute de moyens : des verres de limonade ou encore de bière. « Pour ma thèse, j’ai contacté les deux producteurs majeurs de bulles : Coca-Cola et Moët & Chandon et c’est la maison de Champagne qui a répondu la première ! », explique-t-il. En 2001 il devient docteur de l’université de Reims Champagne-Ardenne avec les félicitations du jury pour sa thèse portant sur « Une première approche des processus physicochimiques liés à l’effervescence des vins de Champagne ». Depuis le champagne coule à flot dans son laboratoire, livré à l’analyse des spectromètres de masse à haute résolution et des caméras les plus sophistiquées qui capturent grâce à la tomographie laser la complexité de l’organisation tourbillonnaire des bulles. « Je ne pensais pas y passer autant d’années et c’est toujours la même passion et le même plaisir à explorer cet univers, notamment par la photographie. Je suis subjugué par les images que nous produisons et ces photos sont des outils pédagogiques extraordinaires. Les équations des modèles mathématiques du cycle des bulles sont bien évidemment essentielles, mais l’esthétique est un des fils conducteurs de mes recherches », confie le physicien.
LES LACS DE MÉTHANE ET D’AZOTE DE TITAN
Après ses premières publications, la filière champagne voyait ces expériences d’un œil un peu méfiant, craignant une démystification du champagne ; « mais assez vite les professionnels ont compris l’intérêt de nos travaux et aussi de nos images qui rajoutaient du rêve au champagne », précise-t-il. À l’actif de l’équipe de Gérard Liger-Belair, la découverte de l’origine de la bulle. Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas seulement les imperfections du verre qui créent la bulle, mais surtout les minuscules fibres de cellulose en suspension dans l’air, ou bien laissées par le chiffon, qui vont piéger le gaz carbonique dissout dans le vin et le libérer sous forme de bulles. Ainsi le nombre et la forme des bulles en disent beaucoup plus sur le contenant (forme et hauteur du verre) et sur les conditions extérieures comme la pression ou la température que sur la qualité du vin. Et comme ce sont les bulles dans leur migration très rapide vers la surface qui en explosant vont projeter vers nos narines et nos papilles des molécules aromatiques comme le ferait un brumisateur de parfum, il convient de verser lentement le champagne dans un verre penché pour préserver au maximum le CO2, donc l’effervescence, tout au long de la dégustation. La dernière publication médiatique de l’équipe du chercheur portait sur la mise en évidence d’un « nuage bleu » à l’ouverture de la bouteille à température ambiante. Le gaz sous une pression de près de 8 bars subit une décompression violente qui fait chuter sa température à -90°C. « Le nuage bleuté a pour origine la transformation du CO2 gazeux en de minuscules paillettes de neige carbonique qui diffusent alors la lumière ambiante. Ce nuage a la même origine physique que la couleur bleue du ciel », explique le physicien.
Et parce que les lois physiques s’exercent partout de la même manière, le comportement d’un gaz ne diffère pas dans un verre de champagne, dans les océans, dans l’atmosphère terrestre ou dans celui d’autres planètes du système solaire. La recherche, les observations et les modèles mathématiques de l’équipe rémoise se confrontent à des problématiques plus globales comme le « pétillement » des océans et la production d’embruns qui participent de la chimie complexe de l’atmosphère et de l’équilibre climatique global ou de l’origine des bulles à la surface des lacs de méthane et d’azote de Titan, satellite de Saturne, ou encore des perturbations observées dans le ciel Jupitérien.
Retour sur Terre avec une énigme champenoise que s’attelle encore à résoudre Gérard Liger-Belair : le phénomène de gerbage qui peut vider en quelques secondes la bouteille d’une bonne partie de son précieux breuvage. Une application concrète qui, on s’en doute, est attendue par l’ensemble de la filière champagne.