La commande de six cloches, dont le décor est confié à des plasticiens et designers, croise toutes les dimensions du projet de l’Abbaye royale de Fontevraud : le patrimoine, la voix et les arts visuels. 

À Fontevraud, la silhouette d’Emmanuel Morin se confondrait presque avec les lieux. Voici des années, bientôt vingt ans, qu’il arpente les allées et les travées de l’Abbaye royale de Fontevraud. D’abord plasticien-scénographe indépendant, puis en charge de la programmation « arts visuels » de Fontevraud pendant douze ans, il est depuis 2019 le directeur artistique et culturel du plus ancien lieu labellisé « Centre culturel de rencontre » (ce label a été imaginé en 1972 sur le modèle des « Maisons de la culture » pour donner une nouvelle vie, culturelle, artistique, intellectuelle, à des lieux de patrimoine) . 

Abbaye royale de Fontevraud
Vue de l’Abbaye royale de Fontevraud. Photo © Sébastien Gaudard

Dans ce creux de vallon, à quelques kilomètres de Saumur, se nichent des bâtiments exceptionnellement restaurés, datant du XIIe (église abbatiale, cuisine, chapelle Saint-Benoît, prieuré…) au XIXsiècle, un témoignage du passé pénitentiaire des lieux, en passant par le XVIe siècle (salle capitulaire, bâtiments conventuels…). Comme un condensé de l’histoire de l’architecture religieuse dans l’Ouest de la France. 

L’Abbaye royale fondée par Robert d’Arbrissel accueille aussi depuis deux ans le Musée d’Art Moderne – Collections nationales Martine et Léon Cligman, constitué à partir de la donation de près de 900 œuvres et objets de toutes origines du couple de collectionneurs. Un parcours dans l’univers d’Henri de Toulouse‐Lautrec, Edgar Degas, Juan Gris, Chaïm Soutine ou encore, Germaine Richier. 

Le décor de chaque cloche est confié à un artiste plasticien qui, dans son parcours, a tissé un lien avec l’Abbaye royale de Fontevraud, et y laisse le témoignage pérenne de son énergie créatrice. Sur les six cloches prévues, – une par an – quatre ont déjà été livrées. Ici, la cloche « Gabrielle » réalisée par l’artiste, illustrateur et designer Paul Cox (2023). Le décor de cette cloche, dédiée à Marie-Madeleine Gabrielle de Rochechouart, ancienne abbesse de Fontevraud et sœur de Madame de Montespan évoque l’Abbaye royale de Fontevraud, son écrin naturel, le quotidien religieux et profane. Photo © Tomasz Namerla

Le directeur artistique de Fontevraud est un amoureux des lieux et le projet qu’il y développe est en écho à toute cette richesse. « À Fontevraud, nous travaillons sur deux médiums : la voix et les arts visuels, explique-t-il. Au centre de tout cela, le patrimoine, avec lequel ces deux médiums artistiques entrent en résonnance. » Pour la voix à travers des concerts de musique sacrée, un temps festivalier et pascal autour de la Passion sous la direction artistique de René Martin, le créateur de La Folle Journée, à Nantes ; pour les arts plastiques, des résidences d’artistes qui s’inscrivent toutes dans une ligne de programmation cohérente. « Le cœur de l’Abbaye et son projet, c’est le patrimoine, ce pourquoi les visiteurs se déplacent, assure Emmanuel Morin. Et donc, le projet artistique et culturel que je porte vient mettre en relation ce patrimoine avec les créateurs d’aujourd’hui. »  Ainsi, l’hiver venu, un parcours artistique « Noël à Fontevraud » est proposé. À chaque espace de l’Abbaye royale – et ils sont nombreux –, est associé une forme artistique (livre-objet, exposition ou installation) et un artiste. L’été, le parcours d’art mêle installations permanentes (François Morellet, Pierre Alexandre Remy, les frères Chapuisat…) et temporaires, composées d’œuvres des artistes résidents de l’année et disséminées dans les différents espaces de l’Abbaye.

L’âme d’une abbaye

Depuis quatre années, désormais, les cloches sont de retour à Fontevraud. Au tout début de cette histoire, il y a une exposition qui, en 2019, a mis en valeur le travail des campanistes, ces créateurs et fondeurs de cloches qui, aujourd’hui encore produisent dans des conditions quasi inchangées depuis des centaines d’années. « Le projet n’avait pas vocation à perdurer, ni même à prendre cette ampleur. Nous voulions juste réaliser une exposition, par nature éphémère. Mais nous nous sommes vite rendu compte que ce travail autour de l’art campanaire pouvait être la plus belle synthèse du projet artistique et culturel de l’Abbaye : au croisement du patrimoine, de la voix et des arts plastiques ». Une cloche explique-t-il, « c’est d’abord, une voix, un son et l’âme d’une abbaye ». Et c’est depuis cette base, la mise en pratique – dans une même action transversale – de toutes les dimensions du projet artistique du lieu, que ce déploie ce projet. 

Depuis 2019, chaque année, grâce à l’expertise de la Fonderie Cornille-Havard – héritière d’une longue tradition de fondeurs de cloches installés à Villedieu-les-Poêles en Normandie depuis le Moyen Âge –, une nouvelle cloche est confiée à un artiste plasticien qui en réalise le décor. Elle est ensuite créée, moulée puis coulée avant d’être installée dans les jardins de l’Abbaye. Si, en raison de la structure très fragile des bâtiments médiévaux, il s’est avéré impossible de réinstaller des cloches dans le clocher de l’église abbatiale, il n’était pas question, non plus, de ne pas valoriser leur présence à proximité des bâtiments.

cloche Makiko Furuichi Abbaye royale de Fontevraud
La cloche « Pétronille » réalisée par l’artiste Makiko Furuichi (2022) en hommage à la première abbesse de Fontevraud (1115 – 1149). Makiko Furuichi a posé un dragon s’enroulant autour de la cloche. Il s’agit pour elle tout autant d’une référence au serpent que l’on retrouve sur la crosse de la religieuse, conservée au musée des Beaux-arts d’Angers, qu’à celui du Livre des Nombres de l’Ancien Testament. Photo © Tomasz Namerla

Une « chambre des cloches »

« Quand nous avons pris la décision de les donner à voir au public en extérieur, je ne voulais surtout pas qu’elles soient juste posées, un peu perdues sur les pelouses, observe Emmanuel Morin. J’ai repensé à l’installation de La Chambre des cloches, cet espace scénographié que le duo de designers nantais Barreau et Charbonnet avait réalisé lors de la première exposition, en 2019. C’était comme un écrin. Dès lors, je leur ai demandé de réaliser un support qui permette de mettre en valeur chaque cloche, mais qui donne aussi un sens à cette présentation. » Pour chaque cloche, le dispositif construit sur site et conçu par Barreau et Charbonnet évoque ainsi les abat-sons traditionnels des clochers et s’appuie sur les principes acoustiques de la propagation sphérique des ondes sonores produites par le tintement de la cloche. Les cylindres résonnent dans leur géométrie avec celle de la ronde, l’unité de calcul de la mesure en musique. Chacun est différent, adapté à la note que produit chaque cloche : large et bas pour une note grave, plus serré et haut pour un son plus aigu. Rassemblées dans une « ronde », les quatre cloches aujourd’hui produites sont toutes tournées vers l’Abbaye, comme « appelées » par le clocher de l’église abbatiale. 

Exposition

Pour raconter son projet – unique – autour de l’art campanaire, l’Abbaye royale de Fontevraud présente jusqu’au 19 septembre 2023 l’exposition « À toute volée – Six nouvelles cloches pour Fontevraud ». Prenant place dans le dortoir de l’Abbaye, elle est pensée commeune immersion dans le patrimoine campanaire, mais aussi la création contemporaine de cloches. Tous les aspects de ce travail, aussi bien historiques, plastiques, techniques que musicaux y sont abordés. « Les visiteurs y découvriront des documents inédits, des objets, des vidéos », explique Emmanuel Morin, et toutes les informations utiles pour comprendre les étapes de la création d’un « airain », cet autre terme qu’utilisent les fondeurs pour désigner une cloche. L’exposition a été réalisée avec le concours de la Conservation départementale du patrimoine du Maine-et-Loire. 

Exposition À toute volée Abbaye royale de Fontevraud
Exposition « À toute volée – Six nouvelles cloches pour Fontevraud » Photo © Tomasz Namerla
Abbaye royale de Fontevraud
49590 Fontevraud-l’Abbaye
www.fontevraud.fr
IG : @fontevraud

Texte : Cyrille Jouanno
Photo de couverture : La cloche « Gabrielle » de Paul Cox © Tomasz Namerla