Le plaisir des yeux alimente celui du goût. Un bon plat commence par son allure, nous met en appétit au vu de son dressage avant même d’en découvrir les saveurs. Pour Ryōko Sekiguchi c’est avant tout les mots qui permettent la mise en bouche. Cette écrivaine et poétesse japonaise a fait de la littérature le premier échelon vers la dégustation, mêlant l’art de la prose et de la gastronomie.
Dès ses 17 ans, l’autrice remporte le prix littéraire des Cahiers de la poésie contemporaine, de la revue éponyme. Au Japon, ce ne sont pas les auteurs qui envoient leurs manuscrits aux éditeurs, mais ces derniers organisent, via leur propre revue, des concours pour récompenser les plumes les plus prometteuses. Un succès qui va la faire basculer aussitôt comme professionnelle de l’écriture. Elle amorce par la suite des études d’Histoire de l’art à la Sorbonne, vivant entre Paris et Tokyo avant de poser définitivement ses valises en France en 1997. « Je pensais qu’en apprenant le français j’allais bien manger » nous confie-t-elle. Une stratégie audacieuse et fructueuse qui la guidera sur la route des sens.
Dumas aux mets
Dès son plus jeune âge, Ryōko Sekiguchi se passionne pour la gastronomie française, la vivant par procuration en se plongeant dans les pages d’Alexandre Dumas et de son Grand dictionnaire de la cuisine. « Très tôt, je savais que sans les mots la cuisine n’existerait pas » précise-t-elle. « Le jour où j’ai enfin goûté la cuisine française, ce n’était pas du tout la même chose, j’ai dû commencer de zéro. Je me souviens que même de l’huile d’olive c’était difficile, j’ai trouvé que ça avait un goût de crayon. Les fromages, n’en parlons pas. Mon interaction gustative est entrée petit à petit dans ce territoire. Je savais qu’une fois habituée ça allait être délicieux. Chaque fois c’était une victoire, la façon dont ça basculait vers le délice. Comme ça peut le faire pour les enfants avec le café en grandissant. »
Faire de la cuisine la matière première de son écriture ne viendra pourtant que bien plus tard, il y a 10 ans seulement. Date tragique à laquelle le Japon fut frappé par une succession de catastrophes. Accident nucléaire, tsunami, séisme… La ville de Fukushima a été dévastée. C’est par son patrimoine culinaire que Ryōko Sekiguchi a alors souhaité rendre hommage aux traditions, à la culture et aux habitants de cette région comme du Japon tout entier. « C’est à ce moment que j’ai voulu laisser la trace des souvenirs, des choses éphémères, des goûts disparus, de l’odeur des plats de la mère qui cuisine. Et depuis ça ne s’est pas arrêté. »
Une histoire de délices
Partant de l’Histoire avec un grand H, elle va façonner ses récits en puisant dans l’imaginaire collectif, mais va aussi penser la petite histoire, celle de chacun, plus intime. La cuisine est avant tout un objet social, un moment de partage, fédérateur. Ses ouvrages vont être au reflet de cette cohésion et prendre régulièrement appui sur une rencontre pour donner naissance à une collaboration. « Ensemble c’est plus joyeux, c’est plus délicieux ».
Livres de cuisine sensoriels, romans d’aventure gastronomiques, ces objets littéraires à portée gustative poétisent la fonction nourricière. Sur le bout de la langue, vernaculaire et organique, Ryōko Sekiguchi y appose sa prose via ses essais oniriques. C’est d’ailleurs le terme qu’elle leur préfère, des essais culinaires. « L’idée c’est de penser une sorte de déambulation. J’aime bien cette idée d’essayer, de tâtonner pour avancer et j’aimerais bien valoriser de nouveau ce genre. » Du plat au délice, il n’y a qu’une page.