Comme le caoutchouc, la laque coule de l’arbre. De ce matériau naturel et précieux, Martine Rey a fait le substrat de sa vie d’artiste plasticienne. Initiée au Japon mais rompant à son retour en France avec l’usage décoratif conventionnel, elle s’est lancée, toujours en quête du beau, dans une œuvre personnelle et émouvante que la galerie Sinople* a magnifiquement reconstituée.
Laquer, laisser sécher, poncer, poser une autre couche, patienter, poncer de nouveau, enduire encore, recommencer… Des gestes cent fois répétés jusqu’à atteindre l’esthétique recherchée. Des mois de travail. Des années parfois. Les laqueurs sont des êtres de patience. En dehors du tempo du monde. Pour qui le mieux n’est pas l’ennemi du bien. Martine Rey est de cette race. Elle s’inscrit dans le temps long. Acquérir les bases d’un savoir-faire ancestral lui a pris un an et demi. Se reconnaître artiste, plus de 30 ans. Dans ce grand intervalle, elle a avancé à petits pas. Comme une adepte du Kaizen qui aurait appliqué la méthode japonaise à son domaine artistique en opérant, sans brusquerie, des changements réguliers et durables.
Deux bouts du monde
Le premier pas, celui qui l’a portée vers la laque et le Japon, est à relier à son histoire familiale. « Mes parents sont nés à deux bouts du monde. L’Indochine pour ma mère, dont le père pilotait des gros bateaux dans la Baie d’Halong. Et, du côté de mon père, l’Égypte où il a vécu jusqu’à ses 20 ans. C’était fantastique pour nous enfants d’avoir accès, à travers nos deux grands-pères, à deux univers différents mais qui se rejoignaient par le mystère et l’imaginaire autour du voyage, de l’exotisme de deux pays aussi lointains. » Fin des années 70. Martine Rey, étudiante aux Arts appliqués de Paris dans la section « plasticien de surface », opte en dernière année de cursus pour l’atelier « laque » qui a allumé quelque chose en elle.
Matière naturelle
Ce choix la propulse au Japon pour un temps d’apprentissage auprès d’un maître laqueur. Un choc. Une révélation. « Ce qui frappe le plus c’est le sentiment d’une beauté évidente. » De ce jour, elle embrasse le pays et elle embrasse la laque végétale urushi. « J’étais à mille lieues de penser qu’il pouvait exister une matière aussi naturelle qu’on utilise quasiment telle quelle et qui offre autant de possibilités. » Ces possibilités, elle les explore depuis son retour en France. Décidant de ne plus jamais toucher une laque synthétique. Prenant peu à peu des libertés avec la technique pure. Laissant cheminer dans son travail la notion d’interstice si présente dans sa vie, au sens de ce qui lie et non de ce qui sépare.
Le poulet dominical
Bijoux, boîtes, panneaux décoratifs… Elle se détourne vite de cette pratique pour aller vers des formes nouvelles. La laque végétale rend les objets précieux : et si on inversait le postulat ? Elle cherche dans ses souvenirs d’enfance ce qui est précieux à ses yeux. Réchappés des déjeuners dominicaux en famille, elle exhume de sa boîte à trésors des os de poulet – et surtout le bréchet, l’os du bonheur – qu’elle laque pour les sacraliser, les rendre précieux comme des talismans, des « Reliques ». De ce travail sont nés des jeux de mikado ou divinatoires, mais aussi des objets à caresser, qu’elle appelle les « Stimulaques ». Dans l’esprit des petits cailloux qu’on garde au fond de sa poche, qu’on touche avec les doigts, où s’impriment les interstices de la main.
Trop parfait
Nouvel élan. Autre direction. « Cette technique d’exception qui donne des objets presque parfaits peut finir par glacer. Il y avait quelque chose de trop mécanique, je savais ce que j’allais obtenir. » Alors Martine Rey s’affranchit des règles et s’empare de la laque comme d’un medium, un moyen de communication, persuadée que ce suc a des pouvoirs incroyables. L’inspiration lui vient d’abord de la nature. Plus précisément des sortes d’arabesques creusées dans le bois par les vers xylophages, qui rappellent les idéogrammes asiatiques. On retrouve cette manière dans ses « Écritures endormies », où la laque est travaillée sur le bois ou sur le papier, comme une matière de recouvrement qui va le rendre imperméable, imputrescible. Le momifier en quelque sorte. Un hommage à la laque qu’elle mènera aussi avec ses pierres flottantes, simulacres obtenus par une technique d’enduit de laque qui confère au tissu un aspect minéral.
Un pas de géant
Mais déjà d’autres chemins de création s’ouvrent devant elle. Sa résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto en 2018 lui donne le temps et les moyens de mener à bien un projet très ambitieux. En partant de la technique japonaise du papier marbré (suminagashi), elle invente une technique inédite (urushinagashi) qui consiste à faire flotter la laque et à poser le papier sur l’eau au bon moment pour obtenir par absorption des motifs fractals. Un pas de géant. Un aboutissement ? « Avec urushinagashi, je suis entrée dans un autre univers de la laque. Je ne suis plus dans la maîtrise mais, au contraire, dans l’aléatoire et le lâcher prise. À partir de là, j’ai pu me plonger dans tous les territoires imaginaires que j’avais envie de créer. » D’où des cosmographies, des cartes anciennes, des cartes infinies…
Choix osé
C’est par ces « Mondes flottants » que s’ouvre l’exposition monographique que lui consacre la galerie Sinople. Sous le titre « Interstices », elle retrace 40 ans d’un processus créatif original. Une première à la fois pour l’artiste et pour Julien Strypsteen et Eric-Sébastien Faure-Lagorce, coutumiers des présentations collectives. « Si nous nous sommes lancés dans ce défi, c’est parce que Martine Rey a une vraie démarche intellectuelle et conceptuelle, organisée autour de la laque en tant que sujet mais aussi en tant que medium. C’est très loin de la pratique d’autres laqueurs en France qui font du pastiche d’objets d’art asiatiques. » L’artiste est reconnaissante et émue de cette marque de confiance. « Il fallait oser mettre en scène une artiste pas toute jeune, qui travaille de surcroît une matière exigeante et méconnue en France. » À l’entrée de l’exposition, un vieux carnet de navigation. En fin de parcours, un vase canope. Comme un hommage silencieux à ses deux grands-pères auxquels ces objets la rattachent.