À l’occasion du prix culinaire ‘Le Taittinger’ qui aura lieu le 31 janvier à Londres, Paola Dicelli, journaliste-reporter au magazine Point de Vue, a imaginé pour la revue littéraire et artistique Octopus, un récit – très – décalé autour du cochon, thème de cette 55ème édition. 

S’il est considéré aujourd’hui comme un classique du cinéma muet, L’Aurore (Sunrise, en anglais) de Murnau, a été éclipsé par Le Chanteur de Jazz de O’Brien, le premier film parlant. Pourtant, ce drame crépusculaire est probablement l’un des films muets les plus aboutis, par la qualité de sa mise en scène, ses surimpressions, et la beauté de son noir et blanc. D’ailleurs, Truffaut lui-même le considérera comme « le plus beau film du monde ». 

Mais s’il vaut pour son esthétique, son histoire, d’une simplicité déconcertante, mérite autant de louanges. On y suit le parcours d’un couple de campagnards, dont le mari sous le charme d’une vamp venue de la ville (archétype récurrent du cinéma muet), décide de tuer sa femme, en la noyant dans un lac. Mais alors qu’il est pris de remords au dernier moment, son épouse s’enfuit dans la ville et, ensemble, ils vont être confrontés à un lieu grouillant de monde, de vie (et de vices !). 

On aurait tendance à croire, à juste titre, que L’Aurore ne compte que trois personnages : le fermier, sa femme, et la vamp. Mais il est un autre personnage, central dans ce récit : le cochon. Apparaissant à première vue comme un élément comique dans une seule séquence, il porte en lui une charge symbolique considérable, à plusieurs égards. Mais replaçons-le d’abord dans son contexte. Après s’être réconcilié (en 1927, une femme pouvait aisément pardonner son mari d’avoir tenté de l’assassiner !), le couple, qui avait sombré dans sa routine campagnarde, découvre une ville pleine de vie. Elle fait les magasins, il se rend chez le barbier, ils vont chez un photographe pour immortaliser leur amour. Le soir, alors qu’ils prennent du bon temps dans une fête foraine, un cochon s’échappe de son enclos, et sème la zizanie chez les visiteurs. 

Dans l’imaginaire collectif, le cochon figure la ruralité et, dans cette scène, il pourrait être ainsi la synecdoque de la campagne du couple. Comme s’il était, par sa petitesse, noyé dans la ville foisonnante, comme le fermier et sa femme le sont. Une sorte de lapin blanc de Lewis Carroll version tirebouchonnée, invitant les deux personnages à le suivre aux pays des merveilles. 

Mais en réalité, Friedrich Murnau propose une autre lecture de cette scène, plus sombre qu’elle n’y paraît. Le cochon est noir, symbole du mal. Dès lors, ce porc qui s’échappe de la fête foraine, ne représenterait pas le couple dans sa globalité, mais seulement le fermier. Un fermier qui, la veille, voulait tuer sa femme. C’est d’autant plus probant que le cochon, s’échappant en direction des cuisines d’un restaurant, tombe sur une bouteille de vin et s’enivre jusqu’à tituber pour retrouver son chemin. Le porc est ainsi la victime du vice que provoque la ville, comme la vamp (qui venait de cette même ville) l’a été sur l’homme. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si c’est le fermier qui retrouve le cochon, et qui le rapporte en lieu sûr. Comme si, par cette action, il parvenait enfin à réhabiliter son âme. La preuve, la séquence suivante montre le couple, serein, retournant à la campagne, suite à cette folle parenthèse. Finalement, après avoir fricoté avec le pêché, les deux porcs de L’Aurore sont rentrés à l’enclos. 

Image © L’Aurore de Fredrich Murnau