En 2019, la Maison Taittinger a fait l’acquisition du poème « Champagne » écrit pendant la Première Guerre mondiale par Alan Seeger, poète américain tombé pour un pays qui n’était pas le sien.

Il est né et il a grandi sur Staten Island, en face de la Statue de la Liberté éclairant le monde. Il est mort loin, très loin de sa terre natale, dans les plaines de la Somme ravagées, alors même que la saison aurait dû être aux moissons. C’était le 4 juillet 1916, jour de sa fête nationale. Né aux Etats-Unis, citoyen américain, Alan Seeger est mort pour la France. Il fut l’un des tout premiers américains à faire le sacrifice de sa vie, avant même que son pays ne s’engage, un an plus tard, aux côtés de la France et de ses alliés. Ce fils de bonne famille aurait pu profiter de la fortune familiale, acquise dans le raffinage du sucre. Après avoir fréquenté les bancs de l’université d’Harvard, il y préféra l’aventure et la découverte de Paris, la ville des Lumières, celle des poètes, celle de Gertrude Stein, de Natalie Clifford Barney ou d’Apollinaire, qui compteront brièvement parmi ses amis. Il s’y installe en 1912. Là, il devient correspondant pour plusieurs journaux américains et européens. Ce pays, cette ville, il les fait très vite siens.

Engagé volontaire
Lorsqu’éclate ce qui deviendra la Première Guerre mondiale, il défile avec ses amis, les Américains de Paris, pour manifester son soutien à la France. C’est lui qui porte la bannière étoilée et devient une figure de l’engagement. Il l’écrira à ses parents, il estime avoir une dette envers La Fayette, cette figure de la lutte pour l’indépendance américaine qui traversa l’Océan pour défendre, elle aussi, une cause qui n’était pas la sienne. Le 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Trois semaines plus tard, Alan Seeger s’engage dans la Légion étrangère. Il écrit alors : « Je n’ai jamais pris les armes contre l’Allemagne, ni contre les Allemands, mais simplement par amour pour toute la France. » Ils sont 39 autres américains de France à s’engager. Soldat du 2e régiment de marche du 2e étranger, il est de tous les combats : de la première bataille de la Marne, dans les marais de Saint-Gond, dans l’enfer du Chemin des Dames pendant 9 mois, puis dans les tranchées de la Somme, qui lui seront fatales. Les soldats allemands sont repliés sur leur ligne fortifiée de Belloy-en-Santerre. Les fantassins de la Légion étrangère montent à l’assaut, la baïonnette au canon, à découvert. Ils sont balayés par les rafales des mitrailleuses allemandes à 300 mètres des lignes. « Nous allons passer directement à l’action, magnifiquement, de façon inattendue et probablement victorieuse, sous une charge frénétique, même si elle n’a aucune importance ici », écrivait-il quelques semaines plus tôt, en juin. Une fin tragique pour cet idéaliste de 28 ans, auteur d’un poème qui le rendra célèbre outre-Atlantique après sa mort : « I have a Rendezvous with death ». On dit de ce poème qu’il était celui que préférait John Kennedy et qu’il le conservait encore, dans la poche de sa veste, le jour de son assassinat à Dallas.

« J’ai un rendez-vous avec la Mort
À minuit, dans quelque ville en flammes,
Quand le printemps revient vers le nord cette année,
Et je suis fidèle à ma parole,
Je ne manquerai pas ce rendez-vous. »
Extrait de « I have a Rendezvous with death », 1915 – traduit depuis l’anglais.

Elégance et droiture
Féru de poésie, Pierre-Emmanuel Taittinger s’intéresse de longue date à la vie et à l’œuvre de Seeger. C’est en ouvrant un recueil ancien de poésies écrites durant la Première Guerre mondiale qu’il découvre pour la première fois le poème d’Alan Seeger, intitulé « Champagne » (1915). Il décide alors de le faire entrer l’auteur dans sa vie. Tout au long du conflit, le légionnaire écrit. Des lettres, un journal, des poèmes. Parmi ceux-ci, ce fameux poème « Champagne », très probablement écrit lors de la Bataille de la Marne. Le champagne, il l’a connu à Paris, bien sûr, dans les milieux artistiques qu’il fréquentait. Il l’a aussi goûté, on le devine dans son journal, trinquant avec d’autres, une nuit de bonne fortune, « dans des tasses en étain ». Le texte enlevé, à la fois grave et joyeux, a fait l’objet d’une acquisition par la Maison Taittinger. Elle l’a racheté au collectionneur américain et grand spécialiste de Seeger, Richard McErlean, en 2019. « Pour moi, Seeger représente ce qu’il y a de plus beau dans l’amitié franco-américaine, explique Pierre-Emmanuel Taittinger. J’aime sa poésie, mais j’aime aussi l’homme, qui a été un vrai soldat. Il y a chez Seeger, autant d’élégance, de noblesse que de fière droiture. » Dans l’histoire familiale, cette figure du poète américain n’est pas sans rappeler celle de Michel Taittinger, polytechnicien, mort à 20 ans, en 1940, « en héros, en laissant l’image du Dormeur du val, de Rimbaud », souligne son neveu, Pierre-Emmanuel Taittinger.

« Champagne », ce sont soixante-huit vers écrits le plus simplement, au crayon, sur une feuille blanche recto verso, qui surprennent dans leur adresse à celles et ceux qui vivent là,  ou qui y vivront, une fois la paix revenue et la terre gorgée du sang de ceux qui l’auront défendue.

« Buvez quelquefois, vous, les promeneurs paisibles,
Dont le pas lent s’attarde aux chemins sans danger,
A ceux qui, tombés-là, sous des coups invisibles,
Vous ont gardé la terre où l’on peut vendanger. »
Extrait de « Champagne », 1915 – traduit depuis l’anglais.

Alan Seeger chante ici la vie qui reprend, le goût de la fête et la joie du partage, la terre de Champagne comme le breuvage qu’il a su aimer. Comme dans ses autres textes, il ne laisse aucun doute sur sa propre destinée. Sa mort est inéluctable. Un autre légionnaire américain, présent à ses côtés au moment de l’ultime bataille racontera que,  touché de plusieurs balles à l’abdomen, il se met torse nu pour contenir le sang avec son vêtement, puis se recroqueville comme un enfant. Sa dépouille n’a pas été identifiée par la suite et il repose probablement dans une fosse commune. L’histoire prend alors un tour fantastique. Au moment de sa mort, sa mère dit avoir été réveillée dans son sommeil par son fils. Il lui serait apparu, au pied de son lit et lui aurait dit : « Je suis mort et je suis heureux. »

Éditée, l’œuvre de Seeger sera célébrée au début des années 1920, puis tombera dans l’oubli. « Sa famille, profondément pacifiste, était quelque peu gênée par la voie qu’avait choisi Seeger, prenant les armes, en outre pour un pays qui n’était pas le sien », explique Pierre-Emmanuel Taittinger. Jusqu’au chanteur folk Pete Seeger, immensément connu aux Etats-Unis, qui ne se revendiquera jamais ouvertement de cet oncle poète et soldat tout à la fois. « Sauf, peut-être, lorsqu’il écrira et chantera ‘J’ai rendez-vous avec la vie’ », ajoute Pierre-Emmanuel Taittinger. Aujourd’hui, la Maison Taittinger envisage de donner le nom d’Alan Seeger à l’une de ses crayères historiques. S’il regrette que l’on n’ait pas célébré la mort du poète en 2016, Pierre-Emmanuel Taittinger se félicite d’avoir entendu le président Emmanuel Macron ouvrir son discours au Congrès des Etats-Unis par un hommage à Seeger. Passionné par « l’histoire formidable » de Seeger, il réfléchit aujourd’hui à la manière de conserver, mais aussi de partager, avec le plus grand nombre ce feuillet de papier, si fragile, sur lequel le poète a couché au crayon de bois quelques-uns des plus beaux vers de la littérature américaine. Comme un fil ténu reliant deux pays, deux continents, dans une histoire commune.

« CHAMPAGNE 1914-15 »

Vous qui rirez demain, dans les fêtes heureuses,
A ce vin pétillant qui fait le teint vermeil
Et d’un flot si doré, remplit les coupes creuses
Qu’on a l’illusion de boire du soleil.

Buvez quelquefois, vous les promeneurs paisibles
Dont le pas lent s’attarde aux chemins sans danger
A ceux qui, tombés là, sous des coups invisibles,
Vous ont gardé la terre où l’on peut vendanger.

Dans l’ombre ensevelie, un tertre les rappelle.
D’un peu de cendre obscure et froide recouverte
Ils dorment au sanglant coteau de La Pompelle,
Au milieu des débris et des grands trous ouverts.

Partout aux champs crayeux cachés d’herbe fleurie,
Ils dorment, à l’entour de la vieille cité
Dressant sa cathédrale insultée et meurtrie
Par les profanateurs jaloux de sa beauté.

Sous les petites croix… qui gardent ceux qui meurent,
Ils dorment. Le canon gronde et tonne là-bas.
Ils dorment… Et la nuit, maintenant, ils demeurent
Indifférents au bruit incessant des combats.

Tous, par milliers, d’un cœur volontaire et tenace,
Sont tombés bravement, pour que ceux qui viendront
Libres de toute honte et de toute menace
Puissent vivre leur vie et porter haut le front !

Flotte au vent le Drapeau ! Le reste est périssable.
Pour que ses trois couleurs puissent se déployer
Ils ont fait, de leur sang, un fleuve infranchissable,
De leur poitrine offerte un vivant bouclier.

Ils le savent : chacun la place où son corps tombe,
C’est tout…, pas même un nom sur le héros qui dort ! 
Mais les coquelicots fleuriront sur sa tombe,
L’automne y suspendra ses lourdes grappes d’or.

Et les gais vendangeurs, la cueillette venue,
Légers sous le fardeau de leur hotte d’osier
Salueront dans le soir leur mémoire inconnue
D’un de ces vieux refrains qu’on chante à plein gosier !

Si je pouvais penser, ah ! si je pouvais croire
Qu’un jour j’aurai ma part de leurs nobles destins,
Que mon sang, près du leur, coulera… Quelle gloire !
Comme eux, après ma mort, j’aurai place aux festins.

A l’heure où l’on sourit de boire à ce qu’on aime,
Où les yeux sont si clairs qu’ils se sentent briller,
Peut-être un peu de mousse éclose de moi-même,
Viendra joyeusement aux lèvres pétiller.

Qui donc s’attristerait, même quand la mort brise
Le rêve le plus tendre et l’espoir le plus cher.
S’il songe qu’une rose, un parfum dans la brise
Naîtront de ce qui fut, en passant, notre chair ?

Cette ardeur de Beauté qui reste inassouvie,
La tombe la respecte et la Mort nous permet
Le recommencement d’une nouvelle vie
Qui nous métamorphose en tout ce qu’on aimait.

Qu’ils sont nombreux pourtant, qu’ils ont coûté de larmes,
Tous ces jeunes héros si fièrement tombés !
Leur jeunesse, en sa fleur, les couronnait de charmes,
Et c’est à notre amour qu’ils furent dérobés…

Mais qu’importent les pleurs, les palmes et les gerbes !
Vous les connaissez mieux, vous, leurs frères lointains,
Compagnons de ces jours atroces et superbes,
Suprêmes confidents de tous ces yeux éteints !

Plutôt que ces honneurs de la foule empressée,
Ce qu’ils réclament, c’est, aux soirs insoucieux,
Dans le bruit des repas de fête, une pensée
Et l’hommage attendri d’un toast silencieux …

Buvez ! Dans le vin d’or où passe un reflet rose
Laissez plus longuement vos lèvres se poser
En pensant qu’ils sont morts où la grappe est éclose,
Et ce sera pour eux comme un pieux baiser.

Alan Seeger, 1915.

Texte : Cyrille Jouanno
Photos du manuscrit : Benoît Pelletier