Du sourire prothétique qui pointait avec humour les travers de nos sociétés hyper-communicantes à l’activation de micro-réflecteurs de papier sculptant l’espace selon les vibrations de la lumière, l’univers de Sascha Nordmeyer a discrètement évolué vers l’épure. Son œuvre, loin du tumulte sociétal que le jeune designer dénonçait, nous conduit maintenant à la contemplation hypnotique d’une réalité toujours mouvante.
Ses lèvres en plastique carmin hypertrophiées ont fait le tour du monde. C’est début 2000 que le projet de « Communication Prosthesis » baptisé hyperLip est sorti de l’imagination florissante de Sascha Nordmeyer, jeune designer franco-allemand qui venait alors d’intégrer l’École supérieure d’art et de design de Reims. Une enfance passée près de Francfort-sur-le-Main, une mère française originaire de Champagne où il vient régulièrement en vacances, Sascha passe à 20 ans les concours d’art à Strasbourg et à Reims. Echec en Alsace, c’est la Cité des Sacres qui verra son talent éclore. « Ce projet de prothèse faciale était en fait une provocation. Je l’ai conçu dans le cadre d’un concours sur les objets pour des boutiques de musée. J’étais jeune, confronté à l’idée de réussir et un peu timide », explique-t-il d’une voix tintée d’un léger accent qui ne se départit jamais de son flegme.

Ce sourire forcé qui renvoie aux limites des rapports sociaux lui vaudra le deuxième prix du concours organisé par le Printemps du Design. « Il s’agissait de montrer le vide de la communication. Avec cette prothèse on sourit en permanence, on fait bonne impression même si on n’en a pas envie, on se vend parfaitement bien, on a le succès dans la vie. » Fin des études pour Sascha, le dossier hyperLip se referme alors que le designer est embauché dans l’industrie de luxe, chez ST Dupont. « J’y ai dessiné le bouton de manchette de Daniel Craig dans le James Bond Casino Royal », lâche-t-il.
En 2009, il revient à Reims pour monter son propre studio et ressort des cartons le fameux sourire. « J’ai alors imaginé pour une exposition, une série de portraits photographiques mettant en scène différents corps de métier portant la prothèse : un homme politique, une mannequin, une sage-femme, un coureur cycliste… » Succès immédiat. Les images sont publiées partout, et en 2011 un mail du MoMA de New York lui annonce sa participation à l’exposition « Talk to Me ». L’objet est ensuite fabriqué en série et commercialisé par un éditeur de Los Angeles. Mais les multiples copies en circulation vont entraîner prochainement la cessation de cette activité. Fin (provisoire ?) du dossier hyperLip.



455 000 réflecteurs à activer
« Au studio de Reims j’ai fabriqué pas mal de maquettes de meubles et de luminaires. J’ai alors découvert le travail du papier et la découpe numérique très précise à l’aide d’un plotter. » Un domaine d’expérimentation qu’il explore avec bonheur jusqu’à la limite de l’appareil pour créer des formes très complexes. Un voyage à Singapour et une fascination immédiate pour la flore tropicale lui donne l’occasion de concrétiser ses recherches sur la découpe du papier. En 2016, lors d’un solo show au salon Ddessin, il accroche sous la verrière de l’atelier Richelieu un mobile monumental, « Le Paradis et la Tempête », composé de multiples fleurs imaginaires en papier coloré dont certaines munies de pistils extrêmement denses et fins issus de la coupe au plotter. « J’aime créer un pont entre les technologies numériques et le geste ancestral du dessin et du pliage », explique-t-il. Un mélange de techniques qu’il pousse encore plus loin avec les dernières orientations que prend son œuvre. « En travaillant avec le plotter, j’ai eu l’intuition d’une découpe dans le papier d’une petite forme circulaire en laissant une attache de telle manière que le cercle puisse être orienté, comme un micro-réflecteur. » Naissent alors des surfaces sensibles à la lumière où les réflecteurs par leurs inclinaisons et leurs orientations définissent un spectre de nuances évoquant des formes géométriques. « Le dessin est également pourvu d’un effet cinétique en fonction de l’angle du regard du public. C’est une œuvre interactive et mouvante », explique Sascha.



Lors de l’installation, les centaines voire milliers d’opercules sont activées à la main dans un geste rythmé grâce à une sorte de poinçon qui leur confère un angle précis. Le plasticien évoque alors la chanson de Gainsbourg où le poinçonneur des Lilas crée un carnaval de confettis. Une longue mise en place – 455 000 réflecteurs à activer pour les grandes expositions – « comme des séances de méditation », confit-il.
Face à l’œuvre, l’espace-temps se fige dans une contemplation hypnotique, les nuances de blancs ou de noirs laissent apparaître des formes qui dansent lentement selon la lumière ambiante et le pas du spectateur. Des mosaïques de papier qui, par transparence, définissent une réalité en pointillés.
