C’est la fin du service dans le petit restaurant doublement étoilé de la place Godinot à Reims ; tout le monde s’agite, les clients saluent le chef, les cuisiniers savonnent la cuisine pendant que Marine Tanaka prépare la salle pour le service du soir. En attendant le chef, mon esprit s’échappe vers ce que je sais du Japon, appris dans les films. Je suis envahi par d’innombrables images d’Ozu, Mizoguchi, Kurosawa, Oshima et, plus proche de nous, Kitano, Miyazaki ou Kore-eda. Des paysages de campagne avec roseaux, des villes énormes et inextricables, des chevaliers et du sang, de l’érotisme sauvage et de la délicatesse des sentiments. Je repense au «Quartier Lointain» de Taniguchi et à «Manabé Shima», livre coloré, drôle et passionnant de Florent Chavouet, jeune français en visite dans la petite île de Manebe-shima. Tout un monde désiré. Visage rieur, Kazuyuki Tanaka est volubile, attentif, ses yeux sont perçants, c’est un homme curieux de tout, en action.

Les origines
Je viens de Fukuoka d’une famille de cuisiniers, père et oncle officient derrière les pianos. Mon frère est en cuisine avec moi à Reims. Ce qui est amusant c’est que ma belle-famille est dans la cuisine aussi : ma belle-mère, l’oncle de ma femme et sa grand-mère.
C’était mon rêve de venir en France, celui de mon père aussi qui parle le français. Il a acheté son billet d’avion, il a tout préparé et, au dernier moment, il a choisi d’ouvrir son restaurant au Japon à l’âge de 27 ans. Il me disait : « Peut-être que tes yeux auraient pu être bleus si je m’étais marié avec une française. »
Mon père fait une bonne cuisine avec les techniques françaises et italiennes, il a appris dans les grands hôtels, il suivait mon grand-père qui était aussi fasciné par la cuisine d’Europe. Toutes les cuisines sont présentes au Japon, cuisines chinoise, française, italienne… Le meilleur restaurant c’est celui de mon père parce qu’il mélange les influences et que je sens tout, le goût et le cœur. Chaque fois que je retourne au Japon, je mange son riz au curry. Du riz rond japonais avec une sauce au curry à base de gingembre, d’ail et de légumes.

Une enfance dans la cuisine du père
Quand j’étais petit, j’aidais mon père, je lavais la vaisselle, je rangeais les bouteilles vides et, pendant ce temps-là, je regardais mon père cuisiner. Ça allait vite, il faisait tout de mémoire, nous avions 150 couverts à servir. Progressivement, j’ai épluché les légumes et les crevettes, je parais les poissons. J’ai travaillé dans beaucoup de restaurants étoilés à Fukuoka, Saga, Tokyo, Osaka. Je n’ai pas fait d’école de cuisine, en fait, je me fichais des études et des diplômes, je voulais acquérir de l’expérience.
Je n’ai pas travaillé dans le restaurant de mon père parce que je voulais réaliser son rêve d’aller en France et me marier avec une française aux yeux bleus (rires). Mon fils n’a pas les yeux bleus mais bon… Je voulais aussi que mon père entre dans mon restaurant.
Vers 18 ans, je trouvais important de me projeter dans l’avenir et d’imaginer ce que je devrais faire à vingt-cinq, trente, quarante ans… Je me suis dis, à vingt-cinq ans il faut partir pour la France et à trente, ouvrir mon restaurant.
Mon intermédiaire fut Mme Harumi Osawa (Responsable du Centre culturel de la gastronomie française au Japon) qui connaît bien les chefs français et des directeurs de salle. Je suis arrivé « Chez Gill » (Chef, Gilles Tournadre), un restaurant deux étoiles à Rouen, puis un trois étoiles à Megève (« Flocons de sel », chef, Emmanuel Renaut) puis dans un une étoile à Dijon (« Auberge de la Charme » à Prenois, chef, David Zuddas) où j’ai rencontré ma femme, en cuisine elle aussi. Après tous ces stages, je suis reparti au Japon et j’ai demandé un visa de travail pour la France. Quand je suis revenu, je suis retourné à Rouen puis chez Régis Marcon à Saint-Bonnet-le-Froid où j’ai travaillé trois ans avec ma femme. Marine Tanaka s’affairant : « Il était trop fort. J’ai fait mes études à Dijon et Kazu me montrait beaucoup de techniques. C’est en Normandie que j’ai trouvé ma voie dans le service en salle. Je ne supportais pas la pression des cuisines, j’aime cuisiner tranquillement. En plus, j’étais frustrée parce qu’en cuisine, on ne voit pas le plaisir des gens. »

Reims
Je me souviens de mon premier voyage ici, c’était l’hiver, je me suis senti bien. Chaque ville a une odeur qui nous permet d’imaginer une couleur différente. Ici, il y avait des nuages clairs, j’ai senti le blanc.
Ma ville d’origine, Fukuoka, c’est le bleu, la couleur des petits cailloux devant ma maison et aussi de la mer de Genkai.
Je suis venu plusieurs fois pour visiter mes beaux-parents et j’ai commencé à faire des stages aux Crayères et au Millénaire puis j’ai travaillé aux Crayères chez Philippe Mille en 2013. Ensuite, je me suis dit que cette ville n’était pas loin de Paris, qu’il y avait le champagne et beaucoup de touristes curieux, c’est un vrai potentiel.

Relations franco-japonaises
La cuisine classique française peut avoir tendance à alourdir les plats, il y beaucoup de cholestérol, beaucoup de gras, ce n’est pas bon pour la santé. Il faut faire les choses avec moins de beurre, moins de crème. J’utilise les techniques les plus simples de la cuisine japonaise en respectant le goût des aliments, en prenant soin de ne pas les appesantir. Les sauces, par exemple, sont un contrepoint, il en faut juste assez pour compléter le goût.
Je ne pense pas beaucoup au Japon quand je cuisine, mais ma base de travail est le bouillon dashi (bouillon traditionnel japonais à base d’algue konbu et de pétales de bonite séchée) auquel je peux ajouter parfois un peu de tomates et un peu de sauce soja. L’autre incontournable ce sont les marinades. J’aime cuire les légumes et les laisser mariner dans leur propre eau. Chaque légume est cuit à part, s’il y a dix légumes, il y a dix casseroles. Je saisis chaque légume avec un peu d’ail, un peu de thym et une goutte d’huile d’olive, puis je couvre tout juste d’eau et je cuis à l’étouffée.
Par exemple, pour les navets, je prélève du jus de cuisson devenu un bouillon très odorant puis je les laisse infuser car lors du refroidissement, l’eau de cuisson pénètre lentement dans les légumes et intensifie le goût.
De l’Asie, j’utilise la citronnelle, les feuilles de lime, le galanga, juste pour explorer ce qu’on ne connaît pas. Si je fais des classiques de la cuisine française, les clients connaissent le goût à l’avance, c’est moins excitant que la découverte, l’important est de brouiller les lignes. Comme je suis japonais, je peux introduire des produits mal connus ici pour surprendre les clients. Mais je n’aurais pas envie d’ouvrir un restaurant au Japon parce que j’aime les français, ils aiment manger, ils aiment la cuisine, ils sont gourmands, ils aiment passer du temps dans un restaurant, pour moi c’est important. Au Japon, les gens sont trop sérieux, ils ne partagent pas leurs sentiments. Ici, vous mangez, vous rigolez, vous discutez fort, vous êtes très vivants et vous partagez avec le cuisinier. La cuisine c’est beaucoup de travail, le partage est essentiel, c’est la base du plaisir. La cuisine c’est un croisement entre la clientèle et nous, un dialogue. C’est le sens de notre métier.

Les produits, les fournisseurs
J’aime travailler tous les produits, je n’ai pas de préférences mais j’aime particulièrement les légumes car ce sont des couleurs, des textures, des saveurs différentes. En plus c’est important pour la santé. Je me fournis chez Stan au marché du Boulingrin (La ferme des Bonnevals – Craonne), parfois je lui donne des graines de légumes japonais. Stan prévoit ses plantations en fonction de ma carte. C’est important d’avoir un dialogue avec un passionné. Parfois, il m’apporte des légumes, je les cuisine et je prends des photographies pour lui montrer l’assiette obtenue, c’est important qu’il voie les finitions. Il y a beaucoup de travail de part et d’autre, il faut préparer la terre, semer, arroser avant d’arriver en cuisine où quelqu’un trie, lave, épluche, je suis au bout de toute cette chaîne de travail. Il doit y avoir du respect et c’est important de montrer le résultat final à mes fournisseurs, comme ça, ils sont contents, tout simplement. Sinon, j’ai un petit jardin du côté de Rethel et comme j’aime les herbes sauvages, je vais les cueillir dans la nature juste à côté. Ce jardin est comme un paradis, il y a de la menthe, de la livèche. J’aime travailler la terre, je plante des betteraves et bien d’autres légumes ; mon rêve serait de fournir mon restaurant. Je connais un restaurant en Belgique qui produit 90% de ses besoins en légumes.
Pour le poisson, j’aime beaucoup les poissons d’eau douce, par exemple l’omble-chevalier, la féra ou le sandre. Il faut se singulariser car tout le monde travaille le Saint-Pierre, la sole, le turbot qui sont de bons poissons mais à la fin on mange toujours la même chose. Je travaille aussi une entrée avec des escargots qui viennent de Bourgogne, maintenant les cuisiniers n’osent plus travailler ce produit. Je travaille beaucoup avec le local mais si un produit est meilleur ailleurs, il faut aller le chercher.

Les desserts
Pour moi, le meilleur dessert c’est un bon fruit. Par exemple, avec les fraises on peut faire une mousse, une tarte mais pour moi l’excellence, c’est la fraise à maturité et mangée nature. La fraise est naturellement équilibrée, elle est sucrée, acide, la texture est intéressante, c’est comme l’orange ou l’ananas.
Donc, je n’utilise pas beaucoup de farine, juste assez pour donner un peu de moelleux. Aujourd’hui, par exemple, j’ai préparé une clémentine avec une bille chocolat fourrée à la crème de chocolat et je m’attaque à un dessert avec du sapin. Je transforme les épines en glace que je propose avec de la banane pour le côté gras, un morceau caramélisé, l’autre pistaché et du chocolat. Sinon, j’aime travailler le gingembre. Un dessert classique pour moi, c’est gingembre, ananas et yuzu. Tout doit rester simple.

Trouver sa propre voie
Pour reconnaître un bon produit, il faut tout goûter, comme pour les vins et les champagnes. Parfois, il y a des marques de références, mais il ne faut pas le penser à priori, mon travail est de trouver le goût qui me correspond et tant pis si je ne travaille pas avec les fournisseurs de tel ou tel grand restaurant. Mes deux attentions vont vers les saveurs et le prix pour offrir un large choix à ma clientèle.
Je n’aime pas les catégories comme « cuisine française ou cuisine japonaise » parce que ça n’évolue pas, je ne veux pas me mettre une étiquette, c’est trop réducteur, je fais de la bonne cuisine c’est tout ce que je sais. Un restaurant c’est comme un livre, un film ou un tableau, derrière le titre il y a des histoires différentes qui inspirent des sentiments différents, c’est le client qui décide de ce qu’est ma cuisine. D’ailleurs, il faut souvent se mettre à la place du client « si j’étais assis dans ce restaurant, que penserais-je ? ».
Il faut que tout soit soigné, la taille des légumes, les assaisonnements, chaque détail compte, il faut toujours donner le petit plus. J’aime beaucoup aussi les mises en bouche et les mignardises. Elles ne sont pas inscrites sur les menus, elles sont reçues comme des cadeaux par les clients, c’est un atout majeur.

Mémoire et sentiment
La mémoire fonctionne en mettant en valeur les plats très bons ou très mauvais, les très mauvais on s’en souvient aussi (rires). Les clients cherchent, je cherche. Il faut se singulariser, il faut trouver les éléments qui vont faire progresser une recette, ça peut être le dressage, le goût et même l’ambiance du restaurant. Je suis content quand les gens ont des frissons, mais c’est difficile. Quand je cuisine, j’ai déjà tout dans la tête, je goûte très peu, c’est ma femme qui goûte (sourire). En fait, je mélange et je goûte dans ma tête, je vois même les finitions. J’imagine toujours une progression des formes et des goûts dans l’assiette, le doux, l’amer, l’aigre-doux, le piquant, c’est pourquoi j’aime les petits restaurants, car dans les grands restaurants quand il faut envoyer 60 plats, le sentiment est divisé en 60 portions. Quand j’étais en restaurant trois étoiles, j’étais fier de rôtir 60 pigeons, maintenant je suis passé à autre chose. Nous sommes des artisans, nous avons nos deux mains, nous finissons chaque assiette avec minutie et quand j’envoie quatre assiettes le sentiment est divisé par quatre, c’est plus agréable. Ma seule question aujourd’hui est « est-ce que je peux mettre tous les sentiments dans tous les produits ? ».

Restaurant Racine
6 Place Godinot, 51100 Reims


racine.re/fr
@kazuracine


Texte : Jérôme Descamps
Portrait : Benoît Pelletier
Photographies : Jean-Charles Amey