Personnage hors normes, charismatique, amoureux du vin et des femmes, Jean Lenoir, récemment disparu, laisse derrière lui « Le Nez du Vin » qui a permis aux dégustateurs d’aiguiser leurs sens et d’appréhender le vin par le système olfactif. Ce livre-objet qui a marqué l’histoire de l’œnologie pour tous est à l’origine d’une vraie « success story » à la française. Perpétué par sa famille, son grand œuvre lui survit. 

Il y a des inventions qui partent d’une idée simple et altruiste et qui, imprévisiblement, deviennent des objets-cultes vendus dans le monde à des centaines de milliers d’exemplaires. Prenez Le Nez du Vin. Le coffret connaît depuis plus de 40 ans un succès que son créateur, Jean Lenoir, n’avait même pas entrevu en rêve. Preuve qu’il ne correspondait pas seulement à l’humeur du temps, mais à un besoin réel, durable, intemporel : connaître et reconnaître les arômes caractérisant les vins. 

L’originalité du concept est d’avoir combiné théorie et pratique en fournissant des échantillons à sentir et des informations à savoir, le tout présenté dans un livre-écrin élégant. Le coup de génie est d’en avoir fait un support universel d’aide à la dégustation, à la fois très sérieusement documenté et accessible à tous, ce qui a permis d’en multiplier les usages et les usagers.

C’est à la fin des années 70, alors que Jean Lenoir est directeur adjoint de la MJC de Chalon-sur-Saône, que va prendre tournure Le Nez du Vin. 

Le Nez du Vin - coffret-livre

Du social au vin

Ce Bourguignon, fils d’agriculteur, aurait pu reprendre la ferme familiale ou entrer dans les ordres comme le voulait sa mère. À la place, il réussit le concours des Postes, sans suivre très longtemps la ligne droite de l’administration. Parenthèse de 18 mois en Algérie chez les paras. À son retour, il se voit confier la direction de la MJC de Dole récemment ouverte, puis de celle de Besançon, et enfin Chalon-sur-Saône où il crée un cycle de conférences avec des artistes plasticiens, dont Daniel Spoerri, initiateur du mouvement Eat Art. « Il sera un facteur d’influence important dans le processus de création du Nez du Vin, assure Viva Lenoir, fille de Jean. Dans ses instantanés de repas – des restes de banquet qu’il coulait sous résine – il y avait quelque chose de l’ordre de la transcendance de l’outil artistique.  C’est ce qui a poussé mon père à imaginer qu’on pouvait créer un livre qui ne soit pas qu’un livre, qui puisse s’appréhender sous diverses formes. »

À l’époque, Jean Lenoir organise aussi des soirées à thème autour de la nourriture et du vin, pour lequel il s’est passionné de longue date. À 40 ans, encouragé par le public de ses conférences, il se professionnalise en œnologie à l’institut de Beaune que dirige Max Léglise, père fondateur de l’analyse sensorielle dans la dégustation du vin. « On croyait le vin réservé à une élite, avec un vocabulaire spécifique. Or non : tout passe par l’arôme. Cette approche sensorielle a séduit mon père dans sa démarche de décentralisation culturelle, d’accessibilité, tout en gardant la noblesse du produit. »

Grâce à Olivier Boussan, créateur de l’Occitane, qui l’emmène chez les fournisseurs de matières premières de la parfumerie de Grasse, il réunit dans une mallette 120 flacons d’arômes qu’il promène avec lui partout en France et au-delà pour ses interventions. Parce qu’il ne peut pas être partout, en lui germe l’idée de créer un outil pédagogique maniable contenant des arômes et des fiches explicatives, illustrées par Colette, sa deuxième épouse. Sur la promesse d’achat d’un millier de ses contacts, il lance en 1981 le premier tirage du Nez du Vin. Un an plus tard, pour asseoir le développement de son projet, il fonde les éditions Jean Lenoir qui vont devenir dans les années 90, avec le soutien de sa troisième épouse Sibylle, une entreprise familiale florissante.

54 arômes

Cependant le produit n’a pas pénétré tous les marchés à la même vitesse : les sommeliers ont dit oui à la nouveauté, les amateurs en ont fait un jeu de société, les œnologues se sont montrés plus réservés, un peu jaloux peut-être d’un savoir qu’ils avaient peur de partager. « Ce qui peut se justifier, admet Viva Lenoir, car la vulgarisation a ses limites. »

54 flacons composent aujourd’hui le grand modèle du Nez du Vin. Ils exhalent les notes fruitées, florales, végétales, animales et grillées les plus courantes, celles qui singularisent un vignoble, un terroir, un cépage, une cuvée, et s’appliquent à tous les vins, y compris le champagne. « La gamme aromatique du champagne est malheureusement méconnue parce qu’on s’arrête trop souvent à la bulle, aux sensations trigéminales. Alors que la double fermentation est une des choses le plus merveilleuses qui existe en termes d’apport aromatique. » 

La première version du Nez du Vin en 1981 en contenait 54 aussi, sauf qu’elle incluait les défauts olfactifs du vin, aujourd’hui isolés dans un coffret spécial, plutôt destiné aux professionnels car, franchement, qui a envie de renifler les odeurs de colle, de cheval, d’œuf pourri, de chou-fleur ou de moisi-terreux qui altèrent certaines (rares) bouteilles ?

Si les arômes – naturels ou synthétiques selon les cas – sont toujours les mêmes 40 ans après, les formules ont pu évoluer pour se rapprocher d’un idéal sans cesse poursuivi par Jean Lenoir et ses successeurs. Sachant quand même que « on n’est pas marchant d’odeurs. Notre travail est d’expliquer pourquoi on retrouve telle odeur dans tel vin. » Et Viva Lenoir de rappeler les fondamentaux : « On n’apprend pas par cœur une odeur. Ce qu’on apprend, c’est le chemin d’accès pour la retrouver. C’est-à-dire la finesse de la chose, l’essence de ce que pouvait décrire Proust avec la madeleine. Comment nommer quelque chose sans être capable de le reconnaître ? C’est le déclenchement de la conscientisation de votre perception aromatique qui va vous permettre d’être un meilleur dégustateur. »

Commercialisé dans une centaine de pays, traduit en 11 langues, Le Nez du Vin se décline en coffrets par couleur de vin et a été dupliqué dans le café et le whisky. 

Le Nez du Vin - Jean Lenoir
Jean Lenoir, fondateur du Nez du Vin
www.lenez.com / @lenezdejeanlenoir_official
Texte : Catherine Rivière