Être ou ne pas être dans son assiette, telle est notre question depuis maintenant de nombreuses années. De crises alimentaires majeures en mal-être des agriculteurs, nous prenons conscience que les aliments, de leurs modes de culture à nos casseroles, sont un enjeu essentiel. Non seulement, ils nous procurent bien-être, immunités et plaisir mais ils sont aussi le ferment d’un autre rapport avec notre planète pour faire advenir une société plus respectueuse et, nous l’espérons, plus heureuse. Nous avons souhaité écouter Germain Bourré, un de ceux qui pensent la nourriture de demain. Par chance, il est le coordinateur du master design & culinaire de l’ESAD de Reims. C’est lui qui imagine les programmes pédagogiques ainsi que des projets originaux avec le monde de l’entreprise, comme avec la Maison Taittinger. Une façon de permettre aux étudiants d’entrevoir leurs vies professionnelles. Tous à vos papilles !
Origines
J’ai été formé à l’ESAD mais j’ai grandi à Blois, les pieds dans la Loire, la tête dans la Renaissance. J’ai été beaucoup influencé par Léonard de Vinci, il est omniprésent pour moi. Je me plonge régulièrement dans ses carnets, ce sont des bibles de chevet car il étudiait tout. En tant que designer, on doit observer la société, regarder son évolution et ce vers quoi elle pourrait tendre dans ses usages et ses pratiques. Notre métier est d’accompagner, de suggérer.
Design culinaire
Une des portes vers le design culinaire a été de questionner les matières comestibles de la même façon que le bois, le métal ou la pierre pour un sculpteur.
Nous devons les regarder avec bienveillance et attention, être réceptif à ce qu’elles ont à nous raconter. C’est ce cheminement sensible qui permet d’avoir un regard décalé, de créer de la nouveauté.
L’autre porte d’entrée est de prendre la température d’une entreprise, d’une économie, de connaître l’histoire d’une personne, d’un produit, d’aller mesurer sa spécificité, de trouver sa pépite, sa raison d’être. Quand je travaille avec un chef, j’aborde son histoire personnelle et aussi celle du restaurant. Progressivement, être à l’écoute permet de proposer une nouvelle coloration de sa cuisine, trouver d’autres vocables, initier d’autres outils pour exprimer ce qu’il a envie de raconter dans le respect de ses spécificités et des produits.
Les designers ne sont pas voués à créer des cartes de restaurant, nous ne sommes pas des chefs de cuisine. Nous ne sommes pas non plus dévolus au seul design des chaises, nous créons un appareillage de réflexion, de création et de relecture pour imaginer ce que pourrait être la carte de tel chef, le repas de tel événement ou proposer des temps de surprises gustatives pour vivre pleinement une expérience.

Selon Germain Bourré, « demain nous aurons accès à des produits, d’un côté plus techniques et sophistiqués, de l’autre d’une qualité brute inégalée, pour lesquels il convient de concevoir des postes d’observation et de contemplation. » C’est ainsi qu’il a imaginé de rendre visible ce que l’on range habituellement dans un réfrigérateur. Par le truchement de cloches tempérées, conçues pour optimiser la conservation et pour offrir des points de vue particuliers sur les produits, il créé des compositions qui, telles des natures-mortes contemporaines, se renouvellent au gré des marchés. Le garde-manger, reprend une place de premier choix dans l’espace de la cuisine, magnifiant le produit brut et naturel, avant sa transformation.



Demain
Beaucoup d’agriculteurs, de maraîchers réinterrogent les produits plantés, la façon de cultiver, les perspectives pour vivre de leur production. Ils récoltent et certains transforment. De nouveaux enjeux adviennent car il y a de plus en plus d’initiatives individuelles. Ces entreprises ont alors besoin d’une nouvelle identité : logique d’emballage, de transformation… Nous sommes là pour les accompagner. Par exemple, nous avons travaillé au lancement d’une gamme de chips de légumes dans le Vexin. Nous sommes intervenus sur le processus de transformation, d’emballage, le plan des laboratoires… Au bout du compte, nous sommes passés d’une cuisson de 20 minutes à 3 minutes pour conserver les textures, les vitamines, les saveurs.
Nous nous attachons à revendiquer une véritable spécificité culinaire, nous accompagnons de manière sensible, bienveillante et passionnée toutes ces transformations pour ne pas céder à l’axe fatal « produire parce que ça plaît et que ça rapporte de l’argent » sans se préoccuper des retombées à long terme. Je suis persuadé qu’on mangera mieux demain.
Cuisine familiale
Il n’y a pas de vérité, il n’y a que le plaisir. Un bon repas c’est celui où tout le monde est autour de la table pour parler ensemble. La table est une forme symbolique, l’espace de la rencontre. Même pour un pique-nique sans table, l’idée de l’échange est toujours là.
En famille, j’épluche seul ou avec mes enfants. En fonction du timing, je taille finement (ou pas) échalotes, légumes à faire sauter vivement dans une poêle pour mélanger à des pâtes. Et s’il n’y a pas de légumes, je grille des graines de tournesol ou je râpe une betterave crue au-dessus des pâtes. Des petites choses simples.
Germ Studio s’est concentré sur l’univers des champignons en questionnant leur rapport possible avec l’architecture de demain. « Surfaces Comestibles » est ainsi traitée comme un espace expérimental en mobilité constante pour répondre aux besoins du développement végétal comme l’humidité, l’ombrage, la lumière ou la ventilation. Dans la dynamique générale de Germ Studio de faire « avec » la nature, « Surfaces Comestibles » utilise nos déchets quotidiens (cartons, bois, marc de café…) sans aucun autre apport de substrat. Cette unique ressource accueille eau et semences pour lancer le processus de création de mycélium (les futures pleurotes).
L’ESAD
La base du design est le dessin. À l’ESAD, nous accompagnons les étudiants pour qu’ils trouvent leur propre voie en mettant en perspective les usages, en modifiant le rapport aux matières premières ou leur fonctionnalité.
Le pas de côté est indispensable, nous devons les faire descendre du vélo pour se regarder pédaler ! En regardant, on analyse les spécificités. Je reviens toujours à la prospective et à l’observation propres à Léonard de Vinci.
Les étudiants doivent prendre en compte la texture de la matière, la couleur, le temps de découpe, goûter le cru et le cuit. Tout est sujet de dessins, de photos, de dégustation. Par exemple, la cuisson d’un produit est une possibilité d’un récit. Une cuisson rapide ne raconte pas la même chose qu’une cuisson basse température pendant 48 heures avec saisissement au dernier moment. Nous ne parlons pas des textures comme les professionnels de la cuisine ou des métiers de bouche. Pour nous, la question est de savoir comment ces textures peuvent aider à donner du sens à l’expérience de la dégustation. Le design est un outil de narration pour exalter le sens potentiel d’un plat. Bien sûr, la nourriture ne peut pas être tout le temps narrative, mais lorsque le design intervient, c’est pour apporter du sens au même titre que la technique et la cuisson.
Dans tous ces temps de découverte, on essaye d’être le moins conventionnel, le moins académique possible. L’expérience construit chaque étudiant. Petit à petit, il se découvre, tout en partageant avec tous.

Gamme de cloches en chocolat qui explore l’aptitude tant redoutée du chocolat à capter les odeurs et saveurs ambiantes. Le défaut ou le risque se transforme en atout. Les petites cloches emprisonnent l’espace d’un temps, tabac, poivre, cannelle ou tout simplement, feuilles de menthe ou coriandre fraîches pour se laisser infuser subtilement. Seul le chocolat est consommé. Ce dernier est sélectionné en amont en fonction de son pourcentage de beurre de cacao et de son possible accord avec une saveur particulière.
Banquets scientifiques
Quatre Banquets scientifiques se sont déroulés à Reims et ses environs, mais aussi, plus anciennement, à Paris et Marseille, mêlant chercheurs et étudiants. Les thèmes en étaient « Pillage et gaspillage », « Guerre et alimentation », « Gastronomie et diplomatie », et « Terres en commun ».
Ces thèmes nous ont permis d’interroger l’histoire, les faits historiques mais aussi d’organiser un temps narratif en commun de trois heures et demie. Tout est pensé, de l’accueil des convives au repas.
Pour « Gastronomie et diplomatie » au Palais du Tau (Reims), les étudiants avaient écrit les pistes gustatives pour les présenter aux élèves du lycée Gustave Eiffel avec qui nous avions créé une collaboration. Parallèlement, nous avions organisé le déroulé de la soirée : comment poser ses vêtements, comment entrer dans la grande salle du Tau, quelle est l’image première du banquet, comment enchaîner les plats, comment être soucieux de l’éclairage… Nous nous sommes aussi amusés à mettre certains plats en écho avec des informations scientifiques lues en même temps ; une astringence gustative pouvait répondre à l’acidité de certains propos.
Pour la dernière édition du Banquet scientifique qui s’est déroulée au Château de la Marquetterie (Pierry), à l’invitation de Vitalie Taittinger, nous avons opté pour un format différent. Là où les éditions précédentes pouvaient accueillir jusqu’à 200 personnes, « Terres en commun » a volontairement réuni une vingtaine de convives (producteurs, chercheurs, élus locaux, acteurs de l’alimentation et de la culture). L’idée était véritablement de pouvoir créer un dialogue et d’être dans la transmission de connaissances et de pratiques autour du thème des enjeux de la terre et des territoires. La scénographie et les plats dessinés par les étudiants en master Design & Culinaire de l’ESAD de Reims ont ainsi servi de supports pour amorcer ces temps d’échange.
Design culinaire ?
En fait, je n’aime pas tellement le terme de « designer culinaire », il est réducteur. Le plus important c’est la sensibilité par rapport au vivant et à l’alimentation. Nous devons garder la passion des matières consommables pour être en pertinence avec différents modes d’expression et d’interprétation car ce que nous allons inventer est dans ce que nous projetons dans la nourriture.