150 ans séparent Théodore Deck et Claire Lindner. Ils vont cependant se rencontrer jusqu’au 3 septembre 2023 au musée Théodore Deck de Guebwiller (Alsace) et laisser leurs céramiques se regarder, se répondre, se contredire, se rejoindre peut-être dans l’évocation d’une nature qui les a tous deux inspirés, quoique d’une manière différente. 

Théodore Deck, né en 1823, habite désormais les musées – celui de Guebwiller en particulier – après avoir atteint la postérité en apportant à son art et à son siècle d’ingénieuses innovations, dans la technique et les couleurs, que les Expositions universelles mirent en lumière. Claire Lindner est une artiste et céramiste du temps présent, fixée dans les Corbières, qui a approché l’argile dès l’enfance dans l’atelier de ses parents mais n’a ressenti sa force d’attraction que plus tard, à l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg. 

Formes vivantes

« Laissant les mains et la matière [la] guider », elle s’est inventé une gestuelle et une facture propre. « Je travaille des plaques de terre que j’étire de l’intérieur vers l’extérieur, comme une pâte à pizza. En étant étirées, elles gardent les empreintes de leur métamorphose. » Calquant la nature telle qu’elle lui est apparue en 2015 dans la forêt canadienne, elle aime à assembler, entrelacer des éléments modulaires, en forme de boudin, qui peu à peu se structurent en une forme plus globale, « informe, molle, qui peut ouvrir les portes de nos imaginaires. »

On la reconnaît aussi à ses dégradés de couleurs appliqués au pistolet par couches successives, « qui participent au mouvement de la forme, qui l’accompagnent plutôt qu’ils la revêtent. » Chez elle chemine la notion de « forme vivante » qu’on aperçoit en transparence dans son œuvre. « Dans le lien à la nature que je recherche, j’essaie de créer une forme symbiotique de tout ce qui nous constitue et nous entoure : le végétal, le minéral, le corps. C’est important pour moi de ne pas mettre le corps au centre, que tout soit mélangé pour créer une forme d’appartenance des uns aux autres, sans hiérarchie. »

oeuvre Théodore Deck
Œuvre de Théodore Deck (1823 – 1891) © Ville de Guebwiller / Musée Théodore Deck / Pictural Colmar 

En hommage à Théodore Deck dont on célèbre les 200 ans de la naissance, Claire Lindner investit cet été le musée de Guebwiller avec des sculptures issues de sa résidence à l’Institut européen des arts céramiques (IEAC) qui introduisent des éléments de dialogue avec lui. « Je me suis rattachée à l’idée de nature qui, selon la mode du XIXe siècle, faisait partie du décor, avait une beauté décorative. J’ai trouvé intéressant de l’aborder avec mon regard d’aujourd’hui, de la montrer différente, plus inquiétante, plus fragile. » À l’image de Terramovere, installation grand format en terre crue réalisée in situ juste avant l’ouverture « pour que la forme soit encore molle et fraîche, qu’on puisse appréhender la matière à ce stade comme une chair humide qu’on sent presque respirer et qui, au fur et à mesure de l’exposition, va sécher, s’éclaircir, créer un dégradé de couleurs, se délabrer, se casser, se fissurer. » 

L’envol

L’artiste corbiéraise s’est également réapproprié le motif des oiseaux, présent dans les décors de Deck, en s’intéressant à l’envol, à la manière du photographe du XIXe siècle Étienne-Jules Marey qui se concentrait sur la décomposition du mouvement. « J’ai travaillé à partir d’ailes de bécasses et bécassines que j’ai imprimées dans des plaques de terre molle pour conserver leur empreinte, puis en les déformant et en les assemblant pour les constituer en volume, avec l’idée de formes qui s’élèvent et s’allègent. » 

Deux époques, deux traitements de la matière aux antipodes. Pendant sa résidence, elle a essayé de dépasser ce décalage des ans et des esthétiques en expérimentant une nouvelle approche : avoir sur une même pièce une progression des textures, allant de l’aspect mat et poudreux de l’émail qui lui est propre vers un aspect lisse et brillant, presque glacé, propre à Deck, « comme si les étapes de métamorphoses que j’ai dans les volumes, on les retrouvait en train de se produire sur la surface de la pièce. »  Dans certaines sculptures, elle a poussé le procédé encore plus loin en incorporant des éléments de verre – « comme un émail à l’état pur » – réalisés au CERFAV*.

Indépendamment de cette exposition, Claire Lindner a été honorée ce printemps à New York en tant que l’une des finalistes du Loewe Foundation Craft Prize 2023. Cette reconnaissance de son savoir-faire, elle l’accueille avec autant d’humilité que de satisfaction, considérant que, si elle a avancé en quinze ans dans la compréhension du matériau céramique, elle est loin d’être au bout de ses recherches. « Mon travail prend de l’assurance. J’apprends à mieux me connaître. Mais la route est infinie ; elle ne s’arrête jamais. »

*Centre européen de recherches et formation aux arts verriers à Vannes-le-Châtel (54)

Claire Lindner ©BFZ
Exposition « Still Motion » de Claire Lindner
Jusqu’au 3 septembre 2023 
Musée Théodore Deck
1 rue du 4 Février
68500 Guebwiller, Alsace
@museetheodoredeck
clairelindner.com / @clairelindner
www.ieac-expo.com / @ieac_guebwiller
Texte: Catherine Rivière
Image de Une : Heat Wave, 2023 © Claire Lindner