Oups ! Elle s’assoupit sur Certaines n’avaient jamais vu la mer quand elle se souvint des fruits restés dans la voiture. Quelle guigne ! Ceux qu’on devait manger ce midi, oubliés sur la plage arrière ou pire renversés sous le siège avant. C’est bien la cata : les abricots sont tachés, les pêches pèlent, les groseilles sont éclatées, les fraises écrabouillées. Et le jus qui colle, c’est complet !
Réparer la catastrophe. Compote ou confiture ? Non, elle repense au dessert qui régale tout le monde, le crumble tutti frutti.
Elle sort le beurre du réfrigérateur pour qu’il s’amollisse, avec cette chaleur, ça ne va pas être long. Ça sent la sieste dans toute la maison, juste les cigales et elle, mère industrieuse, bossent. Pas de quoi l’ennuyer, elle adore faire la cuisine.
Opération triage et nettoyage. C’est orange, c’est blanc laiteux, c’est rouge, les doigts se recouvrent d’un jus mêlé qu’elle ne résiste pas à lécher. A se damner. Comment transmettre ça à ses enfants ? Le plaisir de touiller dans les fruits, de les peler, d’enlever les noyaux, de mettre ses doigts dans le soyeux, l’humide, le collant, le visqueux. C’est un peu dégueu au début, et très vite les gestes deviennent jouissifs. La passoire se remplit, c’est bigarré et odorant. Elle frémit de plaisir à chaque fois qu’elle suce ses doigts pour que le jus ne coule pas sur son poignet. Goûter, elle le transmet quand elle enfourne la cuillère tout juste sortie de la casserole dans la bouche de celui qui rôde autour. Elle souffle et hop, c’est savouré.
Elle cherche un grand plat à four tout en pensant à un restaurant où tout se mangerait avec les doigts, le plaisir trivial de prendre la nourriture entre ses mains, de suçoter, d’aspirer. Non, c’est trop organique pour faire restaurant.
Dans cette maison louée au cœur d’un paradis vert du sud-ouest, elle vient de trouver un long plat rectangulaire en porcelaine. Oh, une araignée morte. Elle le beurre et étale les fruits lavés, coupés en quartiers ou en petits morceaux. Un lit bien épais de bouchées de fruits, toutes les couleurs bien réparties.
Dans le saladier motif feuilles d’olive (ah, l’imagination des propriétaires de maisons de vacances), elle brasse avec les mains la farine, le beurre coupé en dés et le sucre, elle n’en met pas trop, les fruits en sont gorgés. Sous les doigts, les ingrédients se transforment en sable, pas une goutte d’eau surtout ! Elle égraine avec patience, par cette chaleur, les matières deviennent sensuelles. Une fois le sable bien jaune, elle le verse en pluie sur les fruits, elle égalise et hop, au four pour 30 à 40 minutes de cuisson. Elle maudit ces satanés fours jamais réglés de la même façon !
Vaisselle, canapé. Elle ouvre Le Lotus Bleu. C’est marrant comme ces maisons de location racontent des trucs des familles qui y vivent et un peu de chacun de nous. On retrouve toujours un objet, un livre, un ustensile qui nous rappelle un souvenir, l’exact pendant de ce qu’on trouve dans un autre bout de la France. Ces maisons, c’est le puzzle français, même si parfois c’est bien moche ce qu’on y trouve. Elle se souvient d’une maison en Auvergne, le cauchemar, rien n’allait. Une cuisine mal foutue où les ustensiles étaient souvent tordus ou même hors d’usage, un four à la ramasse. Elle se souvient du salon avec des meubles raides et marron et les crucifix accrochés aux têtes des lits. Une confirmation qu’on peut écouter tout le monde mais qu’on ne peut pas arriver à tout partager, même en faisant des efforts. Ils avaient fait de belles promenades, c’est ce qui leur restait.
Allongée dans les coussins, elle reconnaît plein de choses, elle ressent des pratiques, des us qu’elle-même a adoptés ou qu’elle a vu chez ses parents, elle entend les soirées télé et les apéros avec les copains pendant que les enfants font les quatre cents coups. Trop d’objets accumulés, mais oui elle reconnaît, ici, des bouts d’elle-même.
Tintin, ça faisait longtemps. Ses grands ados les feuillettent sans doute encore, mais sans elle. Une petite pression sur le cœur, quelque chose qu’elle n’ose pas formuler, l’enfance qui s’éloigne. Les câlins moins nombreux, les chaussures qu’il faut changer à un rythme de folie, la transformation pratiquement quotidienne des corps. Matins sans lait à faire bouillir, soirs sans vérification des devoirs, sans histoires à raconter à demie allongée sur les lits. Et les gâteaux pour les anniversaires, les vacances à organiser, les querelles dans les chambres, les pleurs à essuyer, les jeux vidéo avec les copains, la lassitude devant une colère qu’elle n’aurait pas dû avoir, les mauvaises fois et les mensonges, rien, tout cela va être englouti par le temps. Dans quelques années, le départ. Ses garçons sortis de ses entrailles, objet de son attention de louve, ses garçons sont voués à partir, s’éloigner. Le quotidien va devoir se rééquilibrer sans eux. Des jours et des nuits ensemble puis plus que quelques week-end, comment cela va être possible ? Une ombre. L’inexorable comme horizon. Que fera-t-elle de ces nouveaux jours ? Elle sait tous les discours et toutes les fiertés d’accompagner ses enfants, de les voir grandir et s’émanciper, mais là, dans ce début d’après-midi de chaleur et de sieste, un minuscule déchirement. Dans ce temps qui arrive, dans quel mouvement va-t-elle se laisser emporter ? Un fin brouillard. Serait-ce le dernier été de l’enfance ?

Une odeur sucrée s’échappe du four. Le jus remonte à la surface, la croûte est dorée, elle dépose le plat sur la table. Elle ne fera pas de chantilly, juste de la crème fraîche aigrelette. Pas de boule de glace, trop sucrée mais elle sait bien qu’elle n’y coupera pas, elle fera mine d’être ferme, mais elle cédera devant l’excitation des papilles.
Elle s’installe dans le transat, rouvre son livre. Elle n’arrive pas à se concentrer, le visage de Tintin ne lui laisse pas voir les mots de Julie Otsuka.