Cette maison du XIIIe siècle, propriété de la Maison Taittinger, est l’un des sites majeurs du patrimoine rémois. Son histoire reste pour partie inexplorée.

Au cœur de Reims et à quelques centaines de mètres de la cathédrale, la Demeure des Comtes de Champagne est sans conteste le plus ancien bâtiment civil de la Cité des Sacres. C’est ce que confirme l’universitaire Patrick Demouy, grand spécialiste de l’histoire médiévale et de Reims. « Il y a bien quelques maisons à pans de bois, fort anciennes, près de la basilique Saint-Remi, mais leur construction ne remonte pas plus loin que le XVIe siècle, assure-t-il. L’existence de la Demeure des Comtes de Champagne est, elle, attestée dès le XIIIe siècle. » Et bien que remaniée à plusieurs reprises, elle conserve toutes les caractéristiques d’une riche bâtisse médiévale, avec ses arcades au rez-de-chaussée et sa galerie à l’étage.

La légende dit qu’elle était la résidence urbaine des Comtes de Champagne, lesquels l’utilisaient notamment comme habitation lors des sacres royaux qui réunissaient alors dans toute la ville la fine fleur de la noblesse française. « Cette dénomination apparaît en 1730 sous la plume de l’un des chanoines de la cathédrale de Reims, par ailleurs remarquable historien. Il mentionne alors un Hôtel des Comtes de Champagne, que l’on avait auparavant nommé ‘Hôtel du Palais royal’. » De ses recherches dans les archives de la ville, Patrick Demouy a pu extraire un feuillet daté de 1328, lors du Sacre de Philippe VI de Valois. Dans ce registre de la taille des Sacres – une taxe prélevée sur les Rémois les plus fortunés pour financer l’accueil de la Cour – figure bien cette maison, qui est alors la propriété de Pierre Le Chatelain. « Il appartenait à l’une des grandes familles de la bourgeoisie rémoise, dont la fortune a été faite au contact des archevêques de Reims. On compte parmi ces ‘Le Châtelain’, ou ‘Châtelain’, plusieurs prévôts et baillis. Ce sont de grands notables. » Leur « maison » est appréciée à 1 600 livres, une somme alors considérable. Elle est extrêmement bien située, en connexion directe avec la place où l’on se livrait au commerce du drap. 

Menant son enquête, Patrick Demouy n’exclut pas que cette bâtisse ait été construite par un riche marchand qui entendait ainsi exposer sa réussite. « Il a pu utiliser le rez-de-chaussée pour son commerce, l’étage étant réservé à l’habitation de sa famille. Il ne faut pas oublier que la bâtisse se situe rue du Tambour, c’est à dire ‘rue du tabouret’, cet accessoire qui matérialise le métier de changeur de monnaies. Nous sommes donc dans la rue des changeurs, des commerçants les plus en vue de la cité », note l’historien. 

L’hypothèse que les Comtes de Champagne y aient séjourné n’est cependant pas à écarter. À l’occasion des sacres, il convenait de loger dans la cité les plus grands seigneurs de la Cour. Ceux qui pouvaient séjourner au Palais du Tau étaient très peu nombreux. C’est donc dans les maisons de particuliers, de riches bourgeois, que se répartissaient ces hôtes qui pouvaient passer là quelques semaines. « On peut penser que cette maison, l’une des plus belles et des plus prestigieuses de Reims, se voyait attribuée aux plus grands seigneurs du royaume », estime Patrick Demouy, qui a pu récemment étudier dans le détail la manière dont avait été organisé le sacre de Louis XV, voici 400 ans.

Si les Comtes de Champagne y ont bien séjourné, ce serait donc avant 1284, date à laquelle le Comté est réuni au Domaine royal, à l’occasion du mariage de Jeanne de Navarre et du futur Philippe le Bel. Quoiqu’il en soit, le bâtiment en impose toujours par sa noblesse, ses dimensions et sa qualité architecturale. « Les murs sont très caractéristiques de l’architecture médiévale, avec leur appareillage en ‘pavés de berger’ séparés par des lits de ciment épais. Cela témoigne, encore une fois, de la richesse de ses commanditaires. À une époque où l’architecture locale est d’abord celle du pan de bois, ils ont tenu à se démarquer avec ce type de réalisation. » À l’intérieur, la galerie du premier étage recèle une superbe cheminée sculptée et plusieurs statues des Comtes de Champagne.

Endommagée durant la Première Guerre mondiale, la demeure fut rachetée par la Maison Taittinger et restaurée sous la direction de ce que l’on nommait alors le ministère des Beaux-Arts. Loin d’appartenir au passé, elle « vit » encore. Prochainement, la Maison Taittinger y proposera une expérience inédite, à la fois sonore et gustative, autour de la figure tutélaire de Thibaut IV. Les participants pourront apprécier un banquet comme à l’époque de ce Comte de Champagne, avec un accompagnement musical ad hoc et – bien sûr – la dégustation de deux cuvées symboliques de la Maison Taittinger. Une occasion de plus pour débattre, et rêver, de l’histoire – encore bien gardée – de cette demeure.  

Texte : Cyrille Jouanno