Sa grand-mère a éveillé ses sens. Ses parents lui ont inculqué le métier. À partir de cet héritage familial, Jérôme Deuxdeniers a enchaîné les expériences, se faisant le chantre d’une cuisine maison, de bon aloi et sans esbroufe. À La Fontaine, l’établissement qu’il a rénové dans un esprit vintage et ouvert à Reims en novembre dernier, il reste sur ses fondamentaux.
Vient un jour où on se trouve exactement où on veut être, où on doit être. Jérôme Deuxdeniers semble avoir atteint cet état de complétude depuis qu’il a recrée à Reims, dans le quartier de ses souvenirs d’enfance, un restaurant à son image, à son goût, à sa main.
Comme si toutes les aventures de sa vie, aussi réussies qu’elles fussent, n’avaient été que des matériaux destinés à fabriquer ce lieu. Un lieu souriant et vivant, sans prétention, spectaculaire de simplicité et d’authenticité. Il s’y sent chez lui, on s’y sent chez nous. L’adresse d’abord : la rue du Barbâtre à Reims, entre cathédrale et basilique Saint-Remi, est le siège de nombreux artisans et artisans d’art après avoir été, au début du siècle dernier, l’une des rues les plus marchandes de France.
Ses parents, ensemble ou séparément, y ont tenu plusieurs affaires, dont un bar au n°160. Retrouver cette ambiance dans laquelle il a grandi, servi ses premiers clients à 8 ans, préparé ses premiers plats à 15, était depuis longtemps une espérance. C’est au n°131 que Jérôme a fini par dénicher un bistrot d’angle vacant, idéal pour renouer avec son histoire familiale, à condition d’y effacer les actes sacrilèges commis par ses prédécesseurs et d’y mettre sa touche personnelle. « C’est un établissement qui a un long passé. Il a changé plusieurs fois de nom et de style. Mon intention était de récupérer et de restaurer à l’intérieur tout ce qui pouvait l’être pour en faire un lieu à la hauteur du cadre d’origine et du quartier. Pour chacune de mes entreprises, j’ai procédé ainsi : trouver un endroit où il n’y a plus rien, sauf une âme, et mettre toute mon énergie à le ressusciter. »
Art et patrimoine
Après quelques travaux respectueux, le décor a retrouvé son intégrité et son charme : un impressionnant comptoir ouvré en chêne qu’une tablette en granit noir du Mozambique vient délicatement rajeunir ; des trumeaux ravivés dans la même teinte de bois pour encadrer les miroirs et la grande ardoise ; un carrelage ancien à motif feuillage ; des pieds de tables en fonte faits sur mesure… Et au mur trois tableaux de William Michaut : à Jérôme Deuxdeniers, ils rappellent son tout premier investissement financé à crédit avec ses premières paies ; aux clients, ils signalent le goût pour l’art du patron, lequel n’aurait pas détesté être lui-même un artiste. « Si j’étais un artiste, arrivé à mon âge, je le saurais… Au fond, je suis plus un contemplatif qu’un créatif. Alors je m’occupe des artistes que j’aime, à ma façon, en achetant leurs œuvres… »
Sur le trottoir d’en face, encastrée dans une façade datant de la Reconstruction, la fontaine des Carmes se fait oublier sous une croûte noirâtre qui accuse son âge et sa longue exposition aux intempéries et à la pollution. Ce voisinage lui a inspiré le nom de son restaurant – La Fontaine – et fait mener une petite croisade auprès de la mairie de Reims et de la Fondation du Patrimoine pour sauver cet édifice du XVIIIe, inscrit à l’inventaire des Monuments historiques depuis 1923. Résultat : un appel aux dons a été lancé en février dernier en faveur de sa réhabilitation complète. Défenseur du petit patrimoine du quotidien, Jérôme Deuxdeniers est pareillement attaché aux traditions culinaires.
Premiers émois
Ses premiers émois olfactifs et gustatifs, c’est dans la cuisine de sa grand-mère qu’il les a ressentis. Au fond d’une cocotte en fonte, Rolande jetait un morceau de lard, des oignons, quelques carottes, un bouquet garni. Cette garniture aromatique, qui ne servait qu’à donner du goût au plat mijoté, exerçait un attrait irrésistible sur l’enfant Jérôme. Si bien qu’au lieu de la jeter au moment du service, elle la mettait de côté pour lui. Cette éducation précoce au goût, au bon, au sain, au mitonnage a fait de lui un gourmand et un friand – « bien manger est le premier plaisir de ma vie » – et un restaurateur généreux. Faisant confiance au marché du quartier et aux producteurs locaux, il pratique comme à son habitude le 100 % maison. « Ici on ne sert pas à manger, on fait à manger » : terrine à l’ail des ours, velouté d’asperges, tête de veau, tripes à la mode de Caen, joue de bœuf en cocotte, tarte aux pommes, fromage blanc et gelée de cassis maison…
Du plaisir sans coup de fusil. « Bien sûr l’établissement doit être viable, mais on propose une cuisine qui ne doit pas coûter trop cher. C’est le talent du chef d’apporter sa plus-value à des produits de qualité sans être de luxe. » En salle et aux fourneaux Jérôme joue l’homme-orchestre, comme c’était déjà le cas à la tarterie « Le Pas Sage » (2005) et « Chez Jérôme » (2011), deux affaires créées de toutes pièces au centre-ville de Reims qui ont fait un carton. Les fidèles qui l’ont suivi à La Fontaine, comme les nouveaux habitués du quartier qui en ont fait leur cantine, contribuent chaque midi à l’atmosphère familiale de La Fontaine. Se mêlent à eux – quand il reste de la place ! – des touristes sortant de leur visite dans les proches crayères de champagne, heureux de vivre une expérience française dans ce bistrot couleur locale.