Avec son studio Iris & Morphée, Carole Calvez signe des scénographies olfactives pour des musées ou des spectacles. Et imagine par ailleurs quantité d’ateliers pour éveiller à l’odorat et célébrer ce sens de l’intime et de la réminiscence.

Carole Calvez s’exprime en tableaux olfactifs.
Son enfance ? C’est l’odeur de la maison de ses grands-parents, ses meubles en bois, son parquet ciré et ses cuivres.
Sa Bretagne sent l’Hélichryse, les fleurs d’ajonc sucrées et le fenouil marin. 
Et sa quiétude ? Peut-être une odeur de café mêlée à des pierres tièdes et des tissus anciens. « L’odorat est pour moi un langage à part entière, c’est ma façon d’appréhender le monde et d’en parler. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours tout senti. »
Son histoire professionnelle s’écrit donc tout naturellement dans l’univers de la parfumerie, jusqu’à ce que la vie lui intime de se rapprocher de la création. 
Quelque part en 2017, elle devient « nez ».

« Nez » : c’est bien comme ça qu’on vous présente, Carole ? 

(Silence. Elle inspire. Et… éternue ! Difficile de ne pas considérer l’événement comme une tentative de l’appendice de participer à la conversation.)

Ça dépend des projets. Peut-être que « design olfactif » est plus juste car il y a une composante de mise en scène dans mon travail : je crée des parfums, mais je les mets aussi en espace dans des musées, des salles de spectacles ou des performances d’art contemporain. 
En parallèle, je mène des ateliers pour l’éveil olfactif dès la crèche, avec l’association Nez en herbe et travaille au sein du réseau Odeuropa à la reconstitution du patrimoine olfactif du XVIᵉ au XXᵉ siècle en Europe.

Comment avez-vous débuté dans le théâtre ?

C’est grâce à Frédéric Le Du qui dirige Accès Culture, une association qui s’emploie à rendre le spectacle vivant accessible aux personnes aveugles, malvoyantes, sourdes et malentendantes. Il m’avait donné carte blanche pour retranscrire en odeurs le Théâtre des Champs-Élysées : la salle ainsi que quelques éléments de l’architecture. 
Cela dit, ma première expérience autour d’un texte et d’une mise en scène fut au Théâtre de l’Odéon, pour la pièce Une mort dans la famille d’Alexander Zeldin.

Diriez-vous que pour exercer votre métier, il est plus capital d’avoir un excellent odorat, une bonne technicité, ou un imaginaire foisonnant ?

Si on parle de la composition olfactive, il faut vraiment avoir tout cela. Car même s’il existe quelques prédispositions, l’odorat se travaille tous les jours. C’est-à-dire qu’on fait des gammes, comme les musiciens. Ensuite, il y a bien sûr une part de technique pure, mais qui n’est rien sans imagination, sans inspiration. Je puise beaucoup, pour ma part, dans la littérature et la poésie, j’adore la sensorialité des textes de Colette, Balzac ou Flaubert. Et évidemment, je me nourris aussi énormément de mes voyages et de mes balades dans la nature.

Comment faites-vous pour consigner vos intuitions olfactives ? Avez-vous un processus de création précis ?

Oui, j’ai de nombreux carnets d’écriture dans lesquels je prends beaucoup de notes. Mais je fais aussi de l’échantillonnage sur le terrain. Récemment par exemple, pour un projet en Champagne, je suis allée dans les champs sentir la fleur de vigne. J’ai consigné en parallèle tout ce qui me parvenait : couleurs, textures, sensations, souvenirs et mots techniques propres au vocabulaire de parfumeur.
Et dans un second temps, j’ai interviewé des hommes du terroir, qui vivent et travaillent avec cette fleur et la connaissent parfaitement. J’ai donc sondé leur ressenti et le mien, afin de reconstituer un parfum quelque part entre nos mémoires communes.

Pourquoi, selon vous, a-t-on tant relégué l’odorat dans notre appréciation du monde ?

Peut-être parce que c’est un sens lié à notre animalité, mais aussi à notre sexualité, et qui fut pendant longtemps le sens du danger. Au Moyen-Âge, par exemple, on pensait que l’odeur véhiculait des maladies. Au XIXᵉ siècle, avec l’hygiénisme, les parfums opulents étaient réservés aux femmes de mauvaises mœurs ; et la violette délicate aux femmes de vertu. Les odeurs peuvent donc être gênantes, grossières, bestiales, dangereuses… ce qui fait de l’odorat un sens dont on a peur. Cela dit, il me semble que le covid a changé la donne…

Oui, on a d’ailleurs découvert un mot qu’on ne fréquentait pas beaucoup jusque-là : l’anosmie.

Absolument. On en parle davantage désormais, et des protocoles de rééducation olfactive se sont aussi développés. Parce que lorsqu’on ne sent plus, on est coupé du monde qui nous entoure et on ne se sent plus nous-même (dans les deux sens du terme). Et c’est très déroutant de perdre ce lien au monde, si subtil et pourtant essentiel. Le nez c’est la mémoire, les émotions.

Est-ce pour cela que vous vous employez à réhabiliter l’odorat dans des univers plutôt « anosmiques » que sont les musées et le théâtre ?

C’est surtout parce que je me suis toujours dit qu’il manquait quelque chose : il y a des décors, des costumes, des lumières mais aucune composante olfactive. Or, les odeurs sont tout le temps là dans nos vies, même si on les oublie. Sans compter qu’en termes de narration, l’odorat est particulièrement puissant : c’est l’invisible capable de provoquer des raz-de-marée. J’aime l’appeler « le sens du voyage », ou de « l’espace-temps », parce qu’il permet de plonger immédiatement le spectateur dans un univers, tout en réactivant ses souvenirs personnels. Parfois de façon radicale.

Quand vous évoquez la « radicalité », je pense justement à votre apport sur Une mort dans la famille d’Alexander Zeldin, que vous citiez un peu plus tôt. Il s’agissait là de créer une immersion très singulière au Théâtre de l’Odéon, n’est-ce pas ?

Oui, c’est un récit familial très difficile, qui se déroule en partie dans un EHPAD. Et au moment où les spectateurs découvraient ce décor de maison de retraite, une odeur d’urine et de javel assez incommodante était diffusée dans la salle. Puis, un peu plus tard, à un moment clé du spectacle pendant lequel un personnage est en difficulté, il y avait un bref rappel de cette odeur. Alors c’est sûr que… ça a interpellé.

Justement, dans son livre Le Miasme et la Jonquille, Alain Corbin souligne que l’odeur est souvent appréciée de façon binaire, en fonction de son agrément ou de son importunité. Qu’en pensez-vous ?

En effet, face à une odeur la plupart du temps, la première réaction est polarisée en un « j’aime / j’aime pas ». Et dans le même temps, le cerveau va automatiquement analyser l’odeur, en scannant ses souvenirs pour savoir « qu’est-ce que ça sent ? » et nommer l’odeur. Mais je pense qu’on peut tout à fait dépasser ce « j’aime / j’aime pas » par l’éducation olfactive. C’est ce que je constate quand j’anime des ateliers avec des enfants par exemple : ils peuvent rester le nez collé à des odeurs qu’on considère « mauvaises », et se laissent traverser de la tête au pied par leurs sensations dans une forme d’arrêt, de calme. De manière générale, ils sont beaucoup plus portés sur ce sens que nous, adultes. 

En parlant d’acuité olfactive, il me semble que vous avez récemment collaboré avec… un chien ?

Oui, tout à fait… (elle sourit) enfin, pas directement. 
Le projet en question s’appelle Tell the Dog, et il a été imaginé par le duo d’artistes David Brognon et Stéphanie Rollin. C’est une performance un peu folle qui part d’un tableau de Pieter Claesz, intitulé Breakfast, qui a été spolié pendant la seconde Guerre Mondiale. 
C’est une nature morte représentant une table d’atelier avec des couverts, un citron, du pain, du vin et quelques olives, dont il ne nous reste aujourd’hui qu’une image en noir et blanc. L’idée de David Brognon et Stéphanie Rollin a donc été de reconstituer l’odeur de cette peinture, et de former un chien de recherche à retrouver le tableau perdu.

Comment avez-vous fait concrètement ? Quelles ont été les étapes de votre travail sur ce projet ?

D’abord, des recherches historiques, pour identifier la provenance de chaque élément. Je me suis demandé d’où venaient ces olives, ce citron ? Quel était ce vin ? Comment était cuisiné le pain ? Quelle odeur pouvait avoir l’atelier ? etc. L’idée étant de reconstituer l’odeur du moment où le tableau a été peint.
Une fois ces recherches effectuées, j’ai composé une création olfactive faite de quatre odeurs et cinquante-cinq molécules. Cette création a ensuite été remise à un maître-chien qui a dressé Iarca, une chienne berger malinois. Et donc, à ce jour, la seule représentation disponible de ce tableau, se trouve dans le cerveau de cette chienne : une sorte de paysage mental fait de parfums.

Paysage qui est aussi quelque part dans votre cerveau à vous, du coup ?

Oui, tout à fait. Nous sommes les seules à connaître et sentir aussi précisément cette odeur. Je rêve d’ailleurs de la rencontrer tant notre connexion est particulière…!

iris-morphee.fr
Instagram : @carolecalvez_designerolfactif

Texte : Chloé Kobuta
Photos : Iloé Feutré