Ce mois-ci Taittinger plonge, à travers ses réseaux sociaux, dans l’univers du conte. L’occasion de revenir sur deux figures fondatrices du genre : Charles Perrault en France, et, un siècle plus tard en Allemagne, les frères Grimm. D’un côté comme de l’autre, ils ont puisé dans la tradition orale pour donner corps à des histoires à double lecture qui ont su s’inscrire durablement dans l’imaginaire occidental.
Célèbre pour son recueil Les Contes de ma mère l’Oye (1697)comportant des titres devenus des classiques de la littérature enfantine – Le Petit Chaperon Rouge, Cendrillon, Le Chat Botté, Le Petit Poucet ou encore La Belle au Bois Dormant – Charles Perrault appartient au monde des salons parisiens et de la cour de Louis XIV. Contrairement à la croyance répandue, Perrault n’invente pas la plupart de ses récits : il recueille des contes populaires, les réécrit et les adapte à un public mondain. Dans Le Chat botté, par exemple, l’astuce et la parole deviennent les clés de l’élévation sociale, tandis que Barbe Bleue met en scène la violence conjugale et la transgression d’un interdit féminin. Perrault y introduit une dimension morale explicite, souvent formulée en vers à la fin de chaque histoire, transformant le conte en un outil d’éducation sociale. Cette façon de procéder rencontrera la faveur du public dès la parution du recueil.
Un siècle plus tard, dans une Allemagne morcelée et en quête d’unité culturelle, les frères Grimm s’inscrivent dans une démarche plus archéologique que littéraire. Jacob et Wilhelm naissent à Hanau, respectivement en 1785 et 1786, dans un monde en pleine transformation politique. Formés au droit, ils se détournent de cette voie en se passionnant pour la littérature romantique, la langue et les traditions germaniques. Ils poursuivent alors l’ambition – non pas de distraire et d’éduquer une cour à l’instar de Perrault – mais de préserver une mémoire : celle du peuple, de ses croyances, de ses symboles.
En 1812, paraît alors le premier volume des Contes de l’enfance et du foyer, suivi d’un second en 1815. Si la légende raconte que les frères Grimm auraient parcouru dès 1806 les campagnes allemandes pour recueillir dans les foyers modestes et de petite bourgeoisie des récits, il semblerait plutôt que ce soit dans leur salon qu’ils accueillaient les conteurs d’histoires.
À la différence de Perrault qui polit le langage et ajoute une morale explicite, les frères Grimm restituent la force brute des histoires, avec leur violence, leur rythme oral et une certaine densité dans les émotions, en témoigne le conte d’Hansel et Gretel, où deux enfants sont abandonnés dans une forêt par un père contraint et une belle-mère impitoyable, incapables de subvenir à leurs besoins. La forêt n’est pas un décor : elle est un piège. La belle-mère, en poussant à l’abandon, n’est pas seulement négligente, elle est meurtrière. L’enfance n’est pas dépeinte comme un âge d’innocence, mais comme un territoire où l’on se trouve vulnérable, exposé à toutes les métamorphoses.
Plusieurs contes de Perrault ont été repris par les frères Grimm, et adaptés à la vision de ces derniers. Le Petit Chaperon rouge est un exemple idéal pour révéler ce qui les différencie dans le traitement d’une même légende populaire. Dans la version de Perrault, l’histoire est courte et cruelle : la fillette naïve est dévorée par le loup sans que personne ne vienne la sauver. La morale met en garde contre la naïveté et les dangers liés aux hommes mal intentionnés. Chez les frères Grimm la version est plus longue et narrative : le loup dévore l’enfant, mais le chasseur, faisant preuve d’ingéniosité et de courage intervient pour la sauver en ouvrant le ventre du loup. La nuance est révélatrice : Perrault insiste sur la fatalité et la leçon morale, les frères Grimm sur la confrontation avec le danger et la possibilité de l’emporter. Si les contes des frères Grimm disent la faim, l’abandon, la sexualité voilée, la jalousie, le pouvoir, ils disent aussi la possibilité de s’échapper, de déjouer le sort, de transformer une malédiction en chemin d’émancipation. À travers des figures archétypales – la jeune fille persécutée, le prédateur, l’adjuvant magique, l’enfant rusé – ils mettent en scène des structures symboliques qui traversent le temps et les cultures. Et c’était là leur obsession : empêcher l’effacement. Ce qu’ils se sont aussi employés à faire hors du cadre du conte, en consacrant une large part de leur vie au Deutsches Wörterbuch, le plus important dictionnaire de langue allemande depuis le XVIe, conçu comme un « lieu » de mémoire linguistique et culturelle.
Si Perrault inscrit le conte dans une élégance maîtrisée, mondaine, les Grimm l’ancrent dans une obscurité primitive. Pourtant, tous partagent une conviction commune : ces histoires, en apparence destinées aux enfants, parlent avant tout aux adultes. Elles contiennent des vérités parfois dérangeantes sur la peur, le désir, la mort, la métamorphose.
Des siècles plus tard, leur héritage demeure intact. Sous formes de livres, films ou spectacles, le conte continue de se réécrire au rythme des problématiques contemporaines. Mais derrière ces réinventions, persistent, comme des silhouettes immobiles dans la forêt, le nom de Perrault et celui des frères Grimm – gardiens silencieux des rêves et des cauchemars de l’enfance.






