Nom de code : E-1027. C’est ainsi que se nomme la villa de bord de mer imaginée par l’architecte et décoratrice d’origine irlandaise Eileen Gray dans les années 1920. Sa silhouette blanche domine la Méditerranée à Roquebrune-Cap-Martin, dans les Alpes-Maritimes. Accessible uniquement en suivant le sentier des douaniers, elle a d’abord été conçue pour l’éditeur franco-roumain Jean Badovici, à la tête d’un magazine d’architecture d’avant-garde, « L’architecture vivante ». Également architecte et critique d’art, c’est lui qui lui propose de construire cette maison, chose nouvelle pour la designer. C’est lors de la réalisation des plans, avant que les travaux ne débutent, qu’ils deviennent amants. Aussi, le projet de Badovici devient leur projet, comme en témoigne ce nom de code si étrange : E pour Eileen, 10, pour le J de Jean (10e lettre de l’alphabet), 2 pour le B de Badovici, 7 pour le G de Gray.
LA VILLA E-1027, LE MANIFESTE D’UNE VISION
Posée sur pilotis, largement ouverte sur la mer, elle privilégie la lumière en proposant en façade de larges baies vitrées, surmontée d’un toit plat, elle est typique de l’architecture moderniste des années 1930. Ensemble, Gray et Badovici veulent faire de ce bâtiment une sorte de manifeste, s’opposant par l’exemple aux aménagements intérieurs trop froids de l’époque, qu’ils jugent peu propice à la vie moderne et à son intimité. L’intérieur est minimaliste, fonctionnel, et bien que la villa soit de dimension modeste, elle est pensée comme un lieu où chacun « doit pouvoir rester libre et indépendant ». Car Eileen Gray est profondément libre, et indépendante. Elle est aussi en avance sur son temps.


Débarquée à Paris en 1900, elle passe son permis, multiplie les aventures – masculines comme féminines – et parcourt l’Algérie sur les traces de Gide et d’Oscar Wilde. Ses meubles laqués, typiques du mouvement Art déco, ses tentures murales ou ses lampes, sont aujourd’hui encore très prisés. Elle abandonnera ensuite ce style qui l’a fait connaître pour se réinventer dans le design et l’architecture fonctionnelle, avec des meubles aux tissus soignés, rigoureusement choisis. Ses influences sont multiples (Afrique, Japon…) ; ses créations, toujours plus libres, attirent l’attention du mouvement De Stijl. Eileen Gray sait allier au sens du détail une vision plus globale d’un projet d’aménagement. C’est sans doute là ce qui la conduira à s’intéresser à l’architecture et à imaginer sur plans plusieurs habitations avant de se lancer dans le projet de la Villa E-1027.
Les travaux se terminent en 1929, après trois années à imaginer les plans du projet et le mobilier de la villa avec Badovici. Le couple se sépare trois ans plus tard, mais Badovici y réside jusqu’à sa mort (1956). Le Corbusier est un proche de Badovici. Chaque année, avec sa femme, il vient au Cap Martin. Les deux couples se fréquentent, dans une relation parfois trouble où se mêlent l’admiration réciproque et un fond de jalousie. Le Corbusier convoite cette maison concept. Il s’en inspire pour ses propres réalisations, au point que beaucoup lui attribueront à tort la paternité de la Villa E-1027. Il faut dire que l’architecte y a laissé son empreinte.Durant l’été 1938, Le Corbusier peint huit fresques murales, à la demande de Jean Badovici, dont il avait déjà décoré la maison de Vézelay (avec Fernand Léger). Cinq subsistent aujourd’hui, malgré les dégradations subies durant la Seconde Guerre mondiale.




LES FRESQUES CONTESTABLES DE LE CORBUSIER
Ces fresques sont au cœur d’un vif différend entre Le Corbusier et Eileen Gray. En effet, celle-ci continue de fréquenter la maison, des années après sa séparation avec Badovici. Elle ne goûtait guère la présence dans ces décors de personnages nus, une évocation de la pratique naturiste de Le Corbusier au Cap Martin. Il s’agissait, selon ses mots, d’un « viol » de sa recherche architecturale. Ses plaintes auprès de Badovici à qui elle demande de les faire disparaître, resteront sans effet. Ironie de l’histoire, ce sont ces fresques honnies par Eileen Gray qui contribueront à la sauvegarde de l’édifice, classé Monument Historique en 2000 et désormais propriété du Conservatoire National du Littoral.
Après six années de rénovation, la Villa E-1027 ouvre de nouveau ses portes. Les peintures de Le Corbusier, bien que toujours existantes, sont désormais occultées derrières des panneaux. Comme un pied de nez à l’initiative quelque peu intrusive des deux hommes, la Villa a ainsi retrouvé l’esprit des premiers jours. Une façon de réhabiliter entièrement la vision de cette personnalité marquante des années 30, pionnière du modernisme.
