Aménagé par les architectes et designers Patrick Jouin et Sanjit Manku, Fontevraud Le Restaurant est l’une des très bonnes tables de l’Ouest.
À Fontevraud, près de Saumur (Maine-et-Loire), l’expérience est d’abord visuelle dès que l’on pénètre dans les bâtiments de l’ancienne abbaye royale, où sont encore exposés les gisants d’Aliénor et de son fils, Richard Cœur de Lion. C’est au cœur du prieuré, un peu à l’écart, que s’est installée l’hôtellerie. Présente depuis les années 1980, elle a été rénovée en 2014 par les architectes et designers d’intérieur Patrick Jouin et Sanjit Manku. Transformée, elle accueille désormais 54 chambres à l’aspect sobre, un peu austère, propre à ces lieux. Juste à côté, le cloître du prieuré sert désormais d’espace principal au restaurant de l’abbaye que dirige le jeune chef Thibaut Ruggeri. Les architectes ont joué sur la transparence, avec un jeu de parois vitrées désolidarisées, plaçant au centre de l’ancien cloître un jardin de simples sur lequel tous les regards se portent, le soir au dîner comme le matin, au petit-déjeuner. Une moitié du cloître a ainsi retrouvé sa vocation première, la déambulation, tandis que l’autre partie est occupée par le restaurant.
Réparti sur deux espaces, le restaurant de 88 couverts se prolonge dans la salle capitulaire. Le mobilier, sobre et contemporain, a été majoritairement créé sur-mesure, en faisant appel à ce que Patrick Jouin a nommé « la technologie des moines », à savoir un savoir- faire local, les matières premières naturelles, la collaboration de menuisiers, de charpentiers ou de céramistes. À l’image des moines qui les peuplaient, les lieux suggèrent la réflexion, la spiritualité, dans une sorte de dépouillement et d’ascèse chic. Les banquettes, en tissu et en cuir, posées sur les bancs de pierre de la salle capitulaire, en attestent. Très contemporaines, les suspensions luminaires en bois ont aussi pour mission de corriger une acoustique rebelle, dans un lieu marqué qui devait par définition cultiver la résonnance.
Thibaut Ruggeri, Bocuse d’or, une étoile au Michelin, propose une cuisine à l’image du lieu, épurée, graphique dans sa présentation, sans apparat ni superflu. À la carte, quatre menus et un «Pierrot», spécialement destiné aux enfants. L’accueil se fait sur une coupe de vin pétillant de Loire, une cuvée spéciale de l’abbaye. Encourageante entrée en matière. Juste après, première surprise pour le convive qui se retrouve face une écuelle retournée, témoignage de l’époque où les abbesses et les moniales de Fontevraud débutaient leur frugal repas par un morceau de pain dur trempé dans une soupe claire. Un velouté de betterave est ici servi au convive accompagné d’un biscuit croustillant ou craquelin rappelant le pain monastique. L’écuelle a été façonnée par le céramiste Charles Hair (Thizay, Indre-et-Loire). Toute la vaisselle proposée par cet artiste voisin de Fontevraud témoigne d’une même volonté de dépouillement. C’est un régal pour les yeux, à l’image de la présentation des plats, toujours d’une grande sobriété. Dans le cadre apaisant du cloître, et sans le décorum parfois excessif des « étoilés », on apprécie ici d’être séduit par des assiettes aux lignes sobres, aux couleurs pastels que rehausse parfois un détail (une fleur, une touche de sauce…). Thibaut Ruggeri travaille sur le terroir local (volaille de Racan, pigeon d’Anjou…) et dispose d’un jardin potager à l’abbaye, dont il utilise quasiment toute la production ainsi que les herbes.

Dans ses propositions, changées à chaque «nouvelle lune», on peut trouver en amuse- bouche une madeleine au miel toutes fleurs de l’abbaye, aromatisée à la sauge – une «simple» du jardin –, un toast fin parsemé de graines de fenouil sur un consommé de topinambours parfumé à l’hélianthis, mousse de petits pois et butternut. Parfois, on retrouve aussi son plat signature, “Le champignon de Paris à Fontevraud”, une duxelle de champignons issus des caves troglodytes locales, recouverte d’une farce fine de pintade et foie gras, d’un sabayon au café et à nouveau de champignons servis vinaigrés et en rosace. L’ensemble est fondant et évite le côté spongieux que peut réserver parfois le champignon, qu’il soit blanc ou blond, s’il est mal cuisiné. Le pigeon Maine d’Anjou est cuit en deux temps et deux cuissons : cuisson basse température pour le fondant, puis snackée pour le croustillant. Un délice de textures qui séduit les papilles. La purée de carottes du potager est aromatisée au romarin, la caillette de pigeon recouverte d’une feuille d’épinard. On aime aussi le dos de marcassin, au goût puissant, crème butternut et châtaigne, accompagné d’un jus de viande à la fois concentré et raffiné, que précède la « révolution du potager », un plat qui fait honneur aux cultures de l’abbaye. Ce dos de marcassin admirablement cuisiné restera longtemps dans nos mémoires. Seul bémol, le dessert (glace à la pomme, sauge et amande), manque un peu de longueur en bouche. La nuit venue, après ce dîner, les hôtes hébergés dans les chambres voisines ont un privilège rare : jusque tard dans la nuit, ils peuvent circuler seuls dans la plupart des salles de l’abbaye, parmi les œuvres de Claude Lévêque et les installations éphémères. Une expérience assurément inoubliable, comme la table de Thibaut Ruggeri.