Né à Château-Thierry, l’auteur des Fables a arpenté la Champagne trente années durant.

« Je suis un homme de Champagne… » Lorsqu’il se présente ainsi dans une missive adressée à l’abbesse de Mouzon, Jean de La Fontaine a 33 ans. Il n’est pas encore le poète que l’on connaît. Né dans une famille de marchands, enrichie par le mariage bien doté que fit son père, il a longtemps rêvé de fuir cette petite ville des marches de Champagne pour rejoindre Paris. Il a bien pensé réussir en devenant novice à l’Oratoire, mais cette expérience fit long feu… Il part ensuite à Paris pour y étudier le droit. Il y noue de solides amitiés dans les cabarets de la Capitale. Boileau et Molière en sont. Celui qui, dans la fable « Les Deux Pigeons », nous conte les malheurs du pigeon à qui le « désir de voir » et le goût du changement ont fait quitter la paix du colombier, révèle cette inconstance qui est, selon ses dires, le fond de sa nature profonde. Pendant très longtemps, sa vie sera en Champagne. Son ami Louis Maucroix le décrit comme « bon garçon, fort sage et modeste », on dit de lui qu’il est rêveur. 

À son retour de Paris, il épouse Marie Héricart, sur la demande de son père. Un bon parti, là aussi, que cette cousine de Racine qui est heureuse de quitter la bourgade de La Ferté-Milon pour y rejoindre une « ville ». Jean de La Fontaine, lui, a hérité de la charge de son père. Il est maître des eaux et des forêts sur un vaste territoire. De là à l’imaginer scruter au quotidien les animaux de la campagne champenoise, il n’y a qu’un pas. Certes, cette charge est d’abord administrative, le maître des eaux et forêts veille à la bonne administration des domaines et règle de petits conflits. Elle le contraint à de fréquentes tournées, à la surveillance du bûcheronnage, à la constations des ventes de bois à la coupe. La Fontaine, avant d’être fabuliste, est un « fonctionnaire » qui sillonne les chemins creux de l’Ouest champenois et dresse des procès-verbaux à son retour dans sa maison – qui existe toujours et abrite un musée – de la rue des Cordeliers, à Château-Thierry. Pour autant, il doit aussi veiller au bon entretien des forêts, au curage des étangs et des fossés, à la bonne circulation des eaux dans les rues et les rivières. Contrairement à d’autres de son temps, La Fontaine parcourt la campagne au cours de visites de contrôles ponctuelles, aux bords de ces ruisseaux qui affluent vers la Marne, sur les plateaux du Valois ou dans les forêts du Tardenois. Il est aussi un observateur averti des mœurs de sa ville. Lui-même y mène une vie amoureuse agrémentée de nombreuses aventures. L’une d’entre elles l’aurait conduit à un duel avec le mari de l’une de ses conquêtes, militaire de son état, qui le désarma d’un seul coup d’épée. Les deux duellistes enterreront leur conflit autour de quelques verres, à la taverne. La Fontaine s’essaie déjà à l’écriture. Il verse d’abord dans le théâtre, écrivant notamment un ballet, « Les Rieurs du Beau-Richard », où il met en scène ses concitoyens, le Beau-Richard était l’un des principaux carrefours de la ville, là où l’on se réunit et l’on se rencontre. 

Le « La Fontaine » rêveur que décrivent ses contemporains n’est pas une légende. Il revendra sa charge pour partir à Paris et se consacrer pleinement à sa vue de poète et de courtisan, laissant par la même occasion femme et enfant en Champagne. Depuis, les exégètes de l’œuvre du fabuliste – qui y mêla avec toute sa sensibilité la langue de l’élite et le bon sens populaire – s’interrogent sur ce que plus de trente ans de vie à Château-Thierry et en Champagne, à arpenter la campagne, ont pu façonner de sa personne et de son œuvre dans le rapport qu’il entretint à la nature et à ses contemporains. Il s’inspire sans doute bien plus des centaines de fables animalières écrites par Ésope en son temps que des campagnes environnantes. Mais d’aucuns verront dans le récit du « Coche et la Mouche » une scène familière, celle de la diligence qui relie Château-Thierry à Soissons (ou Paris) et qui, au moment de quitter la ville du poète, doit affronter une terrible et longue côte qui devait sans doute marquer les esprits des voyageurs, ahanant et poussant le coche pour qu’il atteigne plus vite le sommet espéré. C’est ce que dit, en tout cas, ce mythe local transmis de génération en génération. 

Texte : Cyrille Jouanno
Image : Jean de La Fontaine par Hyacinthe Rigaud, 1684