La 54ème édition du Taittinger – Prix international de cuisine d’auteur – devait avoir lieu le 11 janvier 2022. Elle est malheureusement reportée suite à l’évolution de la situation sanitaire. À l’occasion du Prix, Ryoko Sekiguchi – auteure, poétesse, journaliste spécialisée dans les cultures culinaires, vivant entre Paris et Tokyo – livrait à la revue littéraire et artistique Octopus un récit autour du thème imposé : Le boeuf. Nous avions envie de le partager avec vous. 

Les Japonais font une viande à l’image de leur pays : tendre, fondante, avec une saveur «animale» moins prononcée. Comme leurs fromages et produits laitiers, plus doux en goût. Le Wagyu, communément connu sous le nom de « bœuf de Kobe », dont la légende raconte qu’il serait élevé à la bière et massé quotidiennement, doit, avec sa tendre chair persillée, incarner la préférence gustative des Japonais. D’ailleurs, quand on parle de texture, ce n’est pas uniquement réservé à la viande. Quels que soient les plats ou les produits, les compliments qu’un Japonais fait lorsqu’il porte quelque chose à la bouche sont presque toujours identiques : « torokeru ! (Ça fond dans la bouche!) » « yawarakai! (C’est tendre!) ». Les onomatopées, pour exprimer cette texture fondante, ne manquent pas : torotoro, fuwafuwa, yawayawa, furufuru, purupuru…

En somme, nous les Japonais, voulons des doudounes, des nounous pour nos aliments. Et forcément, plus le produit est luxueux, plus il se doit de posséder cette qualité. Quelque chose qui dorloterait notre palais. J’ai déjà entendu un Français s’exclamer, après une semaine de séjour à Tokyo : « Mais pitié, de la mâche! Je veux manger quelque chose qui ait de la mâche! » Un autre ami m’a lâché : « On dirait que tout est fait pour les personnes âgées… »

Mais ça n’a pas toujours été le cas. Dans les années 1970 existaient encore des senbei (galettes salées au riz) ou des nougats qui pouvaient vous casser les couronnes ; au goûter les kakis séchés n’étaient pas aussi mous que ceux d’aujourd’hui, et pour accompagner le saké les hommes mâchaient de la morue ou du calamar séchés à n’en plus finir tant ils résistaient à la digestion. Sont-ils devenus les symboles de l’époque où le Japon faisait encore partie des pays en voie de développement, et que les Japonais ne veulent plus se rappeler ? Ont-ils choisi comme représentation de la dolce vita cette texture fondante, qui n’oppose aucune résistance ? Comme s’ils détournaient le regard de la « dure » réalité, les Japonais ont, ces trente dernières années, développé un univers gustatif de contes de fées, où l’on marche sur un nuage, où l’on n’entend que des paroles gentilles. Et sur ce royaume règne un roi tout fier : le wagyu.

Toutefois, la tendance est en train d’évoluer. Ces derniers temps, on apprécie de plus en plus le bœuf « grass fed (nourris aux herbes) », considéré comme plus naturel. La race « tankaku (cornes courtes) », élevée dans le nord-est du Japon et à Hokkaido, en pâturage et en reproduction naturelle, dont la viande faible en graisse est également mise en valeur.

De même, les femmes japonaises, qui, jadis, en consommaient moins que les hommes, ne refusent plus un plat de viande, surtout de viande maigre, puisque moins grasse et riche en fer.

Les Japonais quitteraient-ils enfin leur zone de confort pour courir dans les prés après de belles bêtes qui fleurent bon l’herbe? Ça reste à voir…

Texte : Revue Octopus
Illustration : Philippe Dargent (@hobbojournal)