Sur les traces du roman inachevé de René Daumal, le Frac Champagne-Ardenne se lance à la conquête des « Monts Analogues ». Une exposition en forme d’expédition à laquelle plus de 40 artistes prennent part, associant chacun leurs lectures et visions de ce texte, entre aventure alpine et quête initiatique. À voir jusqu’au 23 décembre.
Une virgule comme seule issue. Un point trop courbé pour en être un, qui parachève le roman, sans le clore réellement. Paru en 1952, Le Mont Analogue de René Daumal est un livre qui conte le voyage d’un groupe d’amis, artistes, inventeurs, médecins, intellectuels, littéraires, alpinistes… partant à la découverte du Mont Analogue. Une montagne inaccessible de l’hémisphère Sud, cachée entre les eaux du Pacifique, dont la base se dérobe au regard, mais dont la cime mènerait jusqu’au divin. Une quête vers l’Impossible, dont le yatch sur lequel ils embarquent au début de leur périple porte le nom.

Rédigée entre 1939 et 1944, cette épopée littéraire s’achèvera prématurément, avec une virgule à son terme. Ajoutant à la philosophie du roman, ce symbole marque la fin du texte, mais aussi celle de René Daumal, qui décédera en 1944 avant de poursuivre sa phrase, atteint de la tuberculose et alors âgé de 36 ans. Une ponctuation qui laisse l’aventure en suspension, comme une prise d’escalade, une respiration pour mieux reprendre l’ascension, laissant le lecteur seul désormais, devenir premier de cordée. Inspirant de nombreux cercles variés, le récit de René Daumal se transmet de main en main, et touche autant la contre-culture psychédélique des années 60 que la sphère des politiciens, en passant par les passionnés de grimpe, les artistes, philosophes et scientifiques.
Expédition d’art contemporain
Reprenant chaque étape du roman, l’exposition du Frac Champagne-Ardenne s’attelle à faire vivre aux spectateurs la quête initiatique relatée par Daumal. Sur deux étages, les œuvres nous plongent tour à tour dans les différents états d’esprit à travers lesquels le texte nous guide. « L’idée c’était de suivre le livre par la scénographie et l’organisation de l’exposition. Qu’elle soit elle-même une expédition en montagne. Il y a différentes étapes au fil du parcours. Ça commence par la préparation, les accessoires, la mise en condition psychologique, puis l’ascension, et on se retrouve sur la montagne » nous explique Sébastien Bourse, responsable des publics et de la diffusion du lieu. Le fait d’avoir placé Le Mont Analogue sous la coupe du pluriel pour nommer l’exposition permet de surcroît une prise de hauteur face au récit, de laisser son influence et son héritage s’exprimer en parallèle. « Le but était de proposer la pluralité des visions du Mont Analogue, un livre qui a inspiré énormément les artistes. Chacun en a fait un petit peu son histoire et se l’est approprié. C’était une façon de montrer la diversité des interprétations qui ont été faites de ce texte » ajoute Charlotte Cabon-Abily, chargée des expositions et des projets artistiques du Frac. Initiée par Boris Bergmann, auteur et passionné de l’œuvre de Daumal, cette exposition est la première d’une telle envergure qui lui soit dédiée. Déjà ancré dans la culture rémoise, c’est avant tout pour son travail préliminaire, amorcé lors de ses études à Reims, au sein des « Phrères Simplistes » puis de la revue Le Grand Jeu, groupe rival des surréalistes, que Daumal est reconnu.

Vers l’impossible, et au-delà
Dès le début de l’exposition – la phase où l’on se projette, ou l’on se prépare à l’expédition –, on peut donc apercevoir l’œuvre de Jimmie Durham, Le bâton pour marquer le centre du monde à Reims. Un bâton de pèlerin, indispensable à la marche, comme une invitation au voyage, qui joue malgré tout sur l’ambivalence de son nom et de son utilité. Il sert ici à marquer le centre du monde à Reims. Pourvu d’un petit miroir, il interroge sur sa place à un moment donné, mais aussi sur la nôtre. Reflétant au-delà de notre image, il incite à regarder ailleurs, sortir du narcissisme et annihiler l’idée que nous sommes le centre de notre propre univers. L’œuvre de Quentin Derouet convie par la suite à l’ascension, à monter au second étage, en suivant les loopings que les pigments de sa rose ont laissés sur le mur, indiquant la direction à suivre. Une référence aussi à la rose amère, fleur aux pouvoirs mystiques qui pousse sur le Mont Analogue. L’étage supérieur est celui de l’élévation, du spirituel. Il est plus sec, rocheux. C’est la montagne. Avec ses différents Monts Analogues, Julien Discrit nous dévoile la pluralité de ce dernier. Un mont ? Ou plutôt de petites pierres qu’il parvient à faire montagnes sous son objectif. Il décrit ainsi la faculté qu’à ce mont à évoquer tout un imaginaire, incarner plusieurs concepts, plusieurs formes. Le Mont Analogue n’est qu’une lettre, un échange épistolaire au début du roman, et il devient une expédition.

Analogie d’une élévation spirituelle, d’une ascension vers la connaissance du monde comme de soi-même, le récit de Daumal est au reflet des différents versants qui composent une montagne, pluriels et sinueux. Chacun dispose de son mont à soi, emprunte sa propre voie vers le sommet. En pensant son ascension, Daumal ne l’a pourtant pas envisagée solitaire, mais bien en groupe, rappelant que Le Mont Analogue est avant tout un récit collectif, une aventure humaine composite, comme la dépeint aujourd’hui l’exposition. Esprit fédérateur que l’on retrouve dans les mots de l’auteur, repris par le Frac Champagne-Ardenne : « Du fait que nous sommes deux, tout change ; la tâche ne devient pas deux fois plus facile, non : d’impossible elle devient possible. »