Suite à l’annonce du décès de Sebastião Salgado ce 23 mai 2025, nous avons tenu à rendre hommage à ce grand artiste, ami de la Maison, en republiant ici un précédent article (2019) sur son travail.
Il est l’une des légendes vivantes de la photographie. À 75 ans, ce Brésilien citoyen du monde qui a trouvé asile en France en 1969 après avoir fui la dictature, reste un globe trotter passionné, constamment prêt à coller son œil sur les enjeux majeurs de la planète. Dans ses images et ses mots : la défense sans relâche de la dignité de l’homme et de son corollaire incontournable, l’écologie.
« Mon temps est très rationné en ce moment, j’ai mille choses à faire avant de partir pour deux mois retrouver les communautés indigènes en Amazonie », lâche-t-il au téléphone depuis le Brésil, comme pour entretenir sa légende. Sa voix est ferme et chantante, ses phrases au français impeccable rythmées par de multiples « tu vois ».
« On est en train de foutre en l’air la dernière portion de forêt tropicale en Amazonie, c’est un moment grave pour ce pays et les tribus autochtones mais ça l’est aussi pour l’ensemble de la planète. Tu vois, il nous faut trouver d’autres rapports économiques avec l’Amazonie, jusqu’à présent tous les investissements ont été destructifs pour l’environnement, c’est une catastrophe. Si on perd cette forêt, on perd tout. »



L’Amazonie et son peuple pacifique « en harmonie totale avec la nature », c’est l’histoire qu’il photographie quasi à plein temps depuis près de six ans. « J’ai organisé ma vie pour pouvoir traiter les sujets pendant longtemps, je ne saurais pas faire autrement. Pour bien comprendre ce qu’il se passe ou se faire accepter par une communauté il faut du temps. Il faut vivre ce que l’on photographie pour que cela prenne de l’importance. » On se souvient alors avoir lu qu’il avait passé des jours entiers assis sur des quais au Bangladesh à regarder et se faire voir des ouvriers qui déconstruisaient les bateaux avant de sortir son boîtier…




FAIRE REVIVRE LA FÔRET TROPICALE DE SON ENFANCE
Salgado est l’homme pressé qui prend son temps, même pour des projets insensés comme replanter une forêt tropicale sur sa terre natale, la vallée du Rio Dulce au Brésil. Son père y possédait une ferme sur des centaines d’hectares où paissait un immense bétail, et puis autour de la propriété les bulldozers des entreprises de déforestation ont accompli leur œuvre mortifère.


À l’aube de l’an 2000, particulièrement meurtri psychologiquement par les années passées à photographier l’exode des peuples chassés par la faim ou la guerre (notamment au Rwanda), atteint aussi par les mêmes critiques qui après l’avoir encensé lui reprochaient ensuite – vieille rengaine – un esthétisme de la misère, il s’octroie une pause dans l’endroit où il a grandi, seul garçon au milieu de ses sept sœurs. « J’ai récupéré une terre complètement dégradée, presque morte alors qu’enfant, cette région était peuplée d’arbres fantastiques avec une grande biodiversité », explique le photographe. C’est sa femme Lélia – sa complice de toujours et l’organisatrice de son travail – qui va lui lancer ce nouveau défi : planter deux millions et demi d’arbres de trois cents espèces différentes pour faire revivre la forêt tropicale de son enfance et ramener la biodiversité. Le couple fonde alors l’ONG « Instituto Terra » pour lever des fonds et lancer des programmes de sensibilisation et d’éducation à l’environnement. Depuis, la propriété familiale est devenue un parc national, et aujourd’hui le projet de reforestation s’étend à toute la vallée. « C’est à cette époque que je suis devenu écologiste et conscient de l’importance fondamentale de l’enjeu, ça m’a évidemment donné l’envie de travailler sur ce sujet. »



LA DIGNITÉ DES TRAVAILLEURS
Quand Sebastião débarque à Paris avec Lélia en 1969, il est économiste et travaille bientôt pour une banque d’investissement londonienne en charge du développement agricole en Afrique. C’est là qu’il fait ses premières images et décide de tout lâcher pour la photographie. « Je viens du Tiers-monde et comme économiste, j’étais sensibilisé à la mondialisation. C’était la fin du travail manuel en Occident et les pays émergents récupéraient ces industries. J’ai alors montré ce monde, celui des travailleurs dans leur dignité parce qu’ils avaient le droit à plus d’égards, plus de respect et plus de partage économique. C’était une sorte d’archéologie de la fin de la première ère industrielle. Quand j’ai fait ces photographies, j’étais certain d’être le témoin de la fin d’une époque, c’était un hommage à la classe ouvrière, une notion qui a été extrêmement importante dans ma formation de macro-économiste dans laquelle j’ai étudié les fonctions de production. » Ce sont les célèbres images de la mine d’or de Serra Pelada, les prolétaires du textile, les déconstructeurs de navires au Bangladesh ou encore les corps mazoutés des ouvriers des puits de pétrole au Koweït après le première guerre du Golfe…

L’occasion de multiples voyages où il prend également conscience de l’importance croissante des flux migratoires, autre sujet majeur de son travail. Parmi les nombreuses images iconiques, ce visage de femme bouleversant dont le clair obscur révèle les yeux morts, détruits par les tempêtes de sable et les infections alors qu’elle fuyait la famine du Sahel. « Un photographe doit s’adapter à son moment historique, il fallait bien témoigner du sort de ces ouvriers et de ces exilés. Je ne suis pas un militant politique, je suis juste concerné par mon monde et son histoire. Actuellement l’écologie est une composante essentielle de notre époque, si je veux être cohérent je ne peux que travailler sur le sujet », lance-t-il.

Mais la photographie est-elle toujours aussi pertinente pour raconter l’histoire ? « Bien sûr que oui ! Le numérique a changé les choses mais ce qu’on prend avec les téléphones portables ce n’est pas de la photographie, ce sont des images de communication, c’est virtuel. La photographie c’est quelque chose de tangible, cela s’imprime, se touche et ainsi, cela constitue de la mémoire. Je suis persuadé que le photojournalisme a encore un rôle majeur. Ces enfants migrants retrouvés noyés sur les plages de Méditerranée, c’est la photographie qui les a fixés dans nos consciences. »
Texte : Jules Février
photos © Sebastiao Salgado
